Le mystère de la croix, révélation de Dieu

La folie de la croix n’est envisageable et acceptable intellectuellement ou affectivement, que si l’on tente de s’ouvrir au mystère de la relation entre le Christ et Dieu.

La Passion du Christ et sa mort sur la croix, comme achèvement de tout le mouvement de sa vie, manifestent cette relation comme celle du Fils et comme celle du Serviteur. Fils, dans une liberté de confiance envers Dieu qui l’envoie et qu’il appelle Père, et Serviteur, dans une obéissance active qui ne s’effraie pas de l’oeuvre à accomplir, le Christ révèle par toute sa vie le dessein de Dieu pour notre humanité. Plus encore, il rend perceptible, intelligible, combien Dieu s’engage, en lui, dans notre humanité. Dans le mystère de l’Incarnation, le Christ révèle l’humanité de Dieu. La mort du Christ sur la croix n’est rien d’autre que l’achèvement logique – et gracieux à la fois – de l’Incarnation, la manière de Dieu de prendre totalement en charge notre humanité, jusqu’en son extrême épreuve. L’évangile de Jean et les lettres de Paul invitent à croire que le moment de la croix est celui où est enfin dévoilée la gloire du Fils, et du Serviteur, et qui n’est autre que la gloire de Dieu lui-même.

Paul n’a eu de cesse de proclamer le Christ, et le Christ crucifié. Il en parle en même temps comme d’un homme nouveau, d’une création nouvelle. C’est dire que l’acte du Christ à la croix doit être compris aussi comme un acte propre de Dieu, qui se révèle là de manière décisive comme créateur. À distance de la création au commencement des Écritures, le moment de la croix révèle combien Dieu « crée du nouveau sur la terre », dans un acte que rien ne peut contrecarrer. Nous l’avons lu dans les Lettres aux Romains et aux Philippiens : ce qui tient et se donne à voir dans le moment de la croix, c’est la fidélité de Dieu à lui-même et à notre humanité. À lui-même, dans l’acte de création qui le révèle donateur de la puissance de la vie ; à notre humanité, dans la justice de la réconciliation malgré notre péché, dans le dessein d’alliance avec nous maintenu envers et contre tout, et finalement vainqueur de tout mal et de toute injustice.

Et puis, le mystère de la croix possède aussi une dimension de consolation, ainsi qu’en témoigne la Lettre aux Hébreux. Par la liberté du Christ, Fils et Serviteur jusqu’au terme de la croix, Dieu se révèle éminemment consolateur pour tous les hommes.


Le mystère de la croix, un style de vie chrétienne
On entend aisément, dans les préoccupations de Paul pour les communautés chrétiennes, combien le mystère de la croix contribue à l’édification de ces communautés. Elles sont le corps du Christ, la famille de Dieu ; par le sang du Christ est tombé le mur de la haine, obtenue la réconciliation et la paix ; et surtout, l’Église apparaît comme le lieu d’effectuation concrète, de manifestation de l’amour dont témoigne le geste du Christ à la croix. Ainsi posé comme fondateur pour l’Église, l’événement de la croix ouvre la lecture des Écritures, introduit à l’intelligence et à l’accueil de la parole divine de promesse, offre l’accès à la présence de Dieu.

Un régime nouveau est ouvert « une fois pour toutes » par l’événement de la croix pour tous ceux qui s’attachent à la suite du Christ, dans sa vie et jusque dans sa mort. Si les évangiles synoptiques invitent à prendre sa croix à sa suite, les lettres pauliniennes explicitent la liberté du chrétien qui consent à être co-crucifié avec lui. En suivant ses traces, en se laissant conformer à la logique de sa vie et de sa mort, le chrétien vit autrement les souffrances, les humiliations, les échecs. Il reçoit la force de les porter, et de tenir ferme dans les épreuves. L’attachement au Christ crucifié le rend sensible et solidaire de tous les petits, de tous les crucifiés dans notre histoire. Le chemin du Crucifié, qui devient son chemin par la foi qu’il lui accorde, l’ouvre à une liberté sans égale, à une disponibilité, et, paradoxalement, le voit promis à la gloire.

Le style de la vie chrétienne est ainsi modelé par l’attachement au Christ crucifié, dans ses manières d’être et d’agir, et dans les chemins parcourus ; mais aussi quant à l’intime de la relation au Christ, et à l’ouverture dans la relation aux autres. Le regard sur la croix, la contemplation du Christ en croix, dans les temps de la prière comme dans les choix qui orientent notre histoire, fortifient cette intimité qui a nom la foi et qui procure une joie profonde. L’annonce de l’Évangile n’est autre que l’annonce du mystère de la croix – comme nous le faisons en chaque Eucharistie –, et suppose alors des techniques de communication dont la sagesse et l’efficacité sont sans commune mesure avec quelque forme de rhétorique du discours que ce soit. En s’appuyant sur la « parole de la croix », l’évangélisation proposera avec courage un jugement critique sur les réalités de notre monde, discernant ce qui tient vraiment de ce qui est voué à disparaître.

La vie chrétienne se caractérise discrètement par deux habitus qui pourraient sembler anodins. Les chrétiens ouvrent toujours leur prière et leurs célébrations par le signe de la croix, auquel est liée une confession trinitaire. Dans toutes les églises chrétiennes, le regard est dès l’entrée orienté vers la croix. Par ces choses fort simples, le mystère de la croix trouve sa place réelle et son juste poids dans nos vies. L’ancien cantique dit vrai : « Sur les chemins où nous peinons, / comme il est bon, Seigneur, / de rencontrer ta croix. »



© Jean-Marie Carrière, Cahier Évangile n° 166, Le mystère de la croix, p. 54-56.