Le livre tire son nom du verbe "shaphat", "juger" au sens de "prendre une décision"...

Le nom du livre

Le livre tire son nom Shophetim du verbe shaphat ''juger '' au sens de '' prendre une décision '' (3,10; 4,4; 10,2.3; 12,7.8.9; 12,11.11; 12.13-14; 15,20; 16,31). Le participe forme le titre shophet '' juge '' (2,16.17.18.19 - jamais ailleurs) qui désigne moins un homme apte à rendre la justice qu'un chef habilité à '' décider '', à conduire les destinées d'un clan, d'une tribu voire d'un ensemble tribal. L'origine du terme est probablement cananéenne, et on le retrouve aussi en Moab (Am 2,3). Le livre présente une succession de douze juges, que l'on répartit traditionnellement en deux groupes.

- Six d'entre eux (Shamgar, Tola, Yaïr, Ibçan, Élôn et Abdôn) n'ont droit qu'à une courte notice, centrée sur une fonction de gouvernement. C'est surtout leur appartenance tribale qui est indiquée (sauf pour Shamgar, pour des raisons que nous dirons plus loin). On les appelle parfois '' petits Juges ''

- Six autres (Otniel, Éhoud, Baraq, Gédéon, Jephté et Samson) font l'objet d'un récit plus développé qui met en scène leurs exploits guerriers, et les circonstances dans lesquelles ils ont sauvé Israël; on les appelle parfois '' grands Juges ''.

Pour autant, cette distinction habituelle entre '' grands '' et '' petits '' juges n'est guère pertinente, puisque Jephté appartient à l'une et l'autre catégories (un long récit, mais inséré parmi les notices), et que, dans la seconde, les récits proviennent de traditions fort diverses. On peut même se demander si Samson est bien un juge, alors qu'il apparaît plus comme héros isolé que comme chef d'un peuple (si ce n'est dans la rédaction finale).

A côté du verbe shaphat, il faut aussi tenir compte d'un autre verbe tout aussi essentiel: yasha' '' sauver '' (3,31 Shamgar; 6,15 Gédéon; 10,1 Tola),, et de son participe moshia' '' sauveur '' (3,9: Otniel; 3,15: Éhoud). Ce double vocabulaire permet de distinguer '' juges '' et '' sauveurs ''; distinction d'autant plus importante que le verbe shaphat est absent de toute l'histoire de Gédéon! Le mélange des deux types de fonction trahit la genèse littéraire complexe du livre.

La formation du livre
En ce domaine, les hypothèses sont diverses, mais nous suivrons volontiers un modèle inspiré de Walter Richter.

- A existé en premier un '' livre des sauveurs '' (Éhoud, Baraq et Gédéon), composé sans doute dans le Royaume d'lsraël au temps du roi Jéhu (841-814). La mort d'Abimélek, à la suite de la malédiction de Yotam, (Jg 9,56) constitue la conclusion de cette première œuvre.

- Ce '' livre des sauveurs '' a connu une première révision sous Josias (640-609) qui transforma des guerres locales en '' guerres de Yhwh '' et fut enrichi de divers éléments.

- Suivent deux rédactions deutéronomistes: la première d'époque exilique, a inclus les cadres narratifs et donné au livre sa structure théologique ; on lui doit aussi la fusion des '' sauveurs '' avec les '' juges '', facilitée par le fait que Jephté ressortissait de l'une et l'autre catégories, ainsi que l'addition du cycle de Samson (devenu juge pour le coup).

-Au retour d'exil, une seconde rédaction deutéronomiste a fait précéder l'ensemble des notices de l'exemple-type d'Otniel, rattaché à Juda par Caleb (3,7-11) et ajouté la notice '' universaliste '' de Shamgar (3,31), qui correspondait à la situation présente vécue par Israël.

Au-delà de cette vue diachronique, le livre en son état final présente la structure suivante :

1,1 – 2,5 : 1e introduction : traditions sur la conquête (indépendantes de Josué)
2,6 – 3,6 : 2e introduction : la thèse théologique du livre (deutéronomiste)
3,7 – 16,31 : corps du livre : diverses notices sur les '' juges '' : Otniel (Juda), Ehoud (Benjamin) , Shamgar, Baraq-Débora (Nephtali), Gédéon (Manassé), Tola (Issakar), Yaïr (Manassé en Galaad), Jephté (Gad, Galaad) , Ibçân (Zabulon), Elôn (Zabulon), Abdôn (Ephraïm), Samson (Dan)
17 – 18 : 1e conclusion : la migration de la tribu de Dan
19 – 21 : 2e conclusion : la guerre tribale contre Benjamin

Tel sera le point de départ de notre lecture. Partant du texte en sa forme finale, nous essaierons de déterminer l'origine des éléments qui composent chaque récit, avant de tirer quelques conclusions théologiques et historiques.

La place du livre et son rapport à l’histoire
Dans la Bible hébraïque, le livre des Juges fait suite à celui de Josué et introduit le livre de Samuel en notant, comme un refrain dans sa partie finale, qu' '' en ce temps-là, il n'yavaitpas encore de roi en Israël '' (Jg 17,6; 18,1; 19,1; 21,25). Il présente ainsi un temps intermédiaire entre la conquête de la terre (Josué) et l'avènement de la royauté (Samuel), la '' période des Juges '' entre 1200 et 1000 env. av. J.C. – un temps reconnu en d'autres livres, comme Ruth 1,1 ou 2 R 23,22. Mais pareille conceptualisation du temps suppose une rédaction assez éloignée des événements rapportés à une époque qui prend en compte la périodisation de l'histoire israélite. Une telle conscience ne saurait être première; elle vient sans doute de la fin de l époque royale (Josias), et plus probablement de l'exil. Au demeurant, le livre fait allusion à des événements bien postérieurs à ceux qu'il raconte (par ex. I'exil d'lsraël mentionné en Jg 18,30). Tout cela invite le lecteur à mesurer la distance entre la rédaction deutéronomiste du livre et l'histoire sousjacente.

D'ailleurs le livre n'offre pas une histoire suivie des douze tribus durant ces deux siècles ; il s'attache plutôt à quelques grandes figures (Débora et Baraq; Gédéon; Abimélek; Jephté; Samson) qui, à un moment ou l'autre, ont sauvé Israël d'un grand péril. Le livre les rassemble dans une succession chronologique de douze '' Juges ''. Le caractère artificiel de cette chronologie ne fait aucun doute, et l'addition de toutes les données chiffrées du livre aboutirait à un total de 410 ans! Ce qui est tout à fait improbable. La visée est donc plus dynastique que réellement historique.

Si l'on compare enfin le livre à l'image produite en Josué où un seul grand '' leader '' mène le peuple à la victoire, le contraste est saisissant: le livre des Juges présente un monde morcelé, où les tribus ont bien du mal à s'unir, et la conquête est loin d'être achevée quand il se clôt. D'un livre à l'autre, le point de vue est fort différent, et il ne suffit pas de parler de '' conquête '' et d' '' installation '' pour rendre compte de cette difficulté. À y regarder de près, le rapport à l'histoire est tout aussi complexe dans le livre des Juges qu'en celui de Josué. C'est ce que notre lecture voudrait faire apparaître.


© Philippe Abadie, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 125 (septembre 2003), "Le livre des Juges" (p. 5-6)