Le genre littéraire dit "apocalyptique" est très particulier et, au premier abord, plutôt déroutant...

Le corpus des apocalypses juives ou judéo-chrétiennes est abondant et divers. Sa production paraît concentrée sur la période allant du IIe siècle av. J.-C. (livre de Daniel, considéré comme la première apocalypse en bonne et due forme) au tournant des Ier et IIe siècles apr. J.-C., avec lApocalypse de Jean (traditionnellement datée denviron 95 apr. J.-C.) et ses deux contemporaines juives que sont l’Apocalypse syriaque de Baruch et le Quatrième livre d’Esdras. Aux deux extrémités de lépoque ainsi délimitée se trouve posée la même question cruciale : celle de lidentité religieuse (et, pour une part, nationale) de communautés croyantes exposées à lagressivité du paganisme ambiant, aussi bien sous la forme violente (guerre des Maccabées pour le judaïsme du IIe siècle av. J.-C. ; persécutions sporadiques ou menaces affectant les communautés juives et chrétiennes après la chute de Jérusalem, tout particulièrement sous le règne autocratique de Domitien) que sous le mode dune assimilation rampante, finalement aussi délétère que laffrontement brutal.

Dans sa nature même, la littérature apocalyptique paraît liée à un contexte de crise, exprimant aussi bien la volonté de résistance spirituelle face à ladversaire supérieur en nombre que la conviction profonde de bénéficier du soutien indéfectible de Dieu, déjà éprouvé en maintes occasions par le passé.

Le jeu des temps

Ainsi mise au service de lespérance, lécriture apocalyptique est tout à la fois tournée vers lavenir et fondée sur la mémoire des hauts faits du passé. Peut-être est-ce là une des motivations du recours systématique à la pseudépigraphie, ou imputation du texte à un auteur nettement plus ancien que le livre lui-même, tels le prophète Daniel, ou Baruch secrétaire de Jérémie, ou bien encore le scribe Esdras : personnages associés au drame de lExil à Babylone, voire au temps du retour, en tous cas plusieurs siècles avant la rédaction des apocalypses en question. De ce fait, lauteur fictif présente à la fois lavantage davoir lui-même éprouvé la fidélité de Dieu et sa capacité de libérer son peuple, et lintérêt de sexprimer au futur au sujet dévénements proches du temps des premiers lecteurs, conférant de ce fait à son texte une orientation vers lavenir, autrement dit une forte dimension despérance, voire une tension quasiment eschatologique tournée vers la fin des temps et le dépassement (ou accomplissement) de lHistoire. En outre, le fait denvisager lau-delà du temps historique confère aux vérités énoncées un statut de vérité quasi définitive donc absolue.

Il en est de même lorsque le retour en arrière remonte en deçà de lHistoire et sattache aux figures mythiques des récits dorigine (par exemple Adam et Ève), ou bien à des personnages du récit antédiluvien, à commencer par Hénoch, si présent dans le monde des apocalypses juives anciennes. Ainsi, le dépassement des frontières du temps historique, tant en amont (mythes dorigine) quen aval (perspectives eschatologiques), paraît répondre au désir dexprimer des certitudes absolues, quant à la fidélité de Dieu garante du succès de ses fidèles, en des temps particulièrement troublés et susceptibles deffacer les repères identitaires indispensables à lexpérience religieuse propre, tant celle dIsraël que celle des communautés chrétiennes de la toute fin du Ier siècle.

Le voyage dans lespace

À ce brouillage des temps, servi notamment par la fiction relative au nom dauteur, sajoute une autre forme de subversion, affectant cette fois le domaine spatial. On sait limportance de la verticalité dans la représentation ancienne de lunivers, conçu comme une succession de deux, voire trois étages (ciel, terre, sous-sol), avec, en tout état de cause, une frontière parfaitement étanche établie entre la terre et le ciel, moyennant le déploiement dune voûte céleste théoriquement infranchissable. Or, il peut arriver que cette voûte sentrouvre ou se déchire, laissant le passage à des êtres de lun ou lautre domaine (ciel, terre), ainsi introduits dans un monde autre que le leur : le ciel, pour des êtres venus den bas ; ou bien la terre, pour des êtres descendus den haut.

Une telle subversion de lordre cosmique peut être source de graves perturbations : le vieux mythe des géants (voir Gn 6,1-4) en garde la trace. Mais, plus souvent, il sagit dune expérience heureuse, permettant la communication du ciel et de la terre, soit quun personnage céleste ait été envoyé sur terre pour transmettre des informations célestes aux habitants du monde den bas, soit à linverse quun terrien ait bénéficié dune « ascension » lui donnant accès aux sphères célestes. On pense évidemment à des textes évangéliques comme la transfiguration ou le baptême de Jésus : en pareil cas, louverture du ciel laisse le passage à la voix du Père aussi bien quà la colombe de lEsprit, de même que la nuée céleste, le rayonnement divin, les personnages de Moïse et Élie sont manifestement descendus du ciel pour la circonstance.

En sens inverse (montée vers le ciel), on pourrait évoquer le récit dit de l’Ascension d’Isaïe, ou bien encore les allers et retours dHénoch. Quant aux manifestations angéliques (y compris lannonciation à Marie), elles suggèrent également, quoique plus discrètement, lintervention dun messager céleste, dont lirruption au milieu des hommes est au service dune révélation venue de Dieu lui-même. Dans le cas de lApocalypse de Jean, le scénario proprement apocalyptique senclenche au tout début du chap. 4 lorsque le prophète Jean se trouve hissé au bord du ciel : une porte souvre devant lui, et la voix sonore linvite alors à regarder ce qui se présente devant lui, à savoir le spectacle inouï de la majesté divine, servie par la cour céleste (4,1 ss.).

Un tel déplacement, de la terre au ciel, a valeur de révélation, donnant à voir ce qui demeure caché aux yeux des simples mortels, confrontés aux mille difficultés de la vie terrestre, surtout dans le contexte dun paganisme hostile et menaçant. Dailleurs, le texte souligne à ce propos que laccès à la vision céleste nadvient que moyennant le concours de lEsprit (4,2), autrement dit au sein dun processus de révélation, affectant toute la personne du prophète visionnaire.

Le recours à limaginaire

Dès lors, la clé des apocalypses peut être définie de la façon suivante : éclairer la compréhension des réalités historiques, censées se passer sur terre, moyennant un détour par le ciel ; ou bien encore aider à la compréhension des événements présents (contemporains de la composition du livre) à la lumière du passé et au regard de lavenir, y compris dans la perspective eschatologique, cest-à-dire la projection au-delà du temps historique. Un tel scénario de sortie du temps, doublée dun voyage du côté du ciel, excède nécessairement le domaine de lexpérience. Tant lévocation de la fin des temps que la visite du monde céleste supposent donc de recourir largement aux ressources de limaginaire, quitte à bousculer les repères normaux de lespace et du temps. De même, sans renoncer au processus narratif, cest-à-dire le fait de raconter des histoires, il est alors concevable que les intrigues ne suivent pas les règles habituelles. Ainsi, lidentité des personnages peut être aussi mobile que dans un rêve, tel un jeu de fondus enchaînés, entraînant le lecteur dans un flux de transformations défiant toute logique éveillée.

Dans ce monde onirique, pour ne pas dire surréaliste, linterprétation suppose un détachement à légard des objets, quil sagit moins didentifier isolément (par exemple, sous forme allégorique) que de considérer dans le mouvement dincessante mutation qui fait que, par exemple, des sauterelles géantes se bardent de fer au point de figurer une cavalerie blindée (à la façon des Parthes), sinon des monstres métalliques que nauraient pas reniés les créateurs surréalistes du XXe siècle. Toutefois, aussi invraisemblables que soient les figurations dun monde autre (sous le double registre de lespace et du temps), la création poétique ne part jamais de rien. Il sera donc possible de reconnaître aussi des références aux institutions terrestres : ainsi, la description des liturgies célestes empruntera forcément à des rituels humains, soit purement religieux, soit dinspiration sociopolitique tels les rituels de cour aptes à figurer la majesté royale, justement reconnue à Dieu et son « vice-roi », lAgneau vainqueur, autrement dit le Christ ressuscité siégeant à la droite du Père.

On ne peut donc expliquer ou justifier le caractère hermétique des apocalypses, sous le seul prétexte quil sagirait dun langage codé, destiné à protéger les communautés menacées par le pouvoir païen dominant (tant les Grecs de Syrie au temps des Maccabées [IIe siècle av. J.-C.] que lEmpire romain sous Domitien [fin du Ier siècle apr. J.-C.]). En réalité, le recours massif à limaginaire relève de la nature même du genre littéraire : dilatant le discours aux limites de lespace et du temps, lécriture apocalyptique échappe forcément aux contraintes du langage raisonnable. Le lecteur idéal sera donc moins un enquêteur, avide de tout expliquer, quun poète – voire un rêveur – enclin à se laisser porter par un flux dimages mouvantes dont la « signification » ne se dévoilera que partiellement et progressivement, au cours même du voyage intérieur que constituera dès lors une lecture naïve et confiante, aussi bien quinformée des règles propres à ce type décriture.


© Yves-Marie Blanchard, Cahier Évangile n° 170, Le livre de l'Apocalypse, p. 6-9.