Quel est le sens des gestes et des paroles de Jésus lors de son dernier repas avec ses apôtres ?
Si le récit de la cène est si proche des événements, on comprend mal, de prime abord, qu'il y ait des incertitudes sur le déroulement du dernier repas de Jésus. Mais cette surprise disparaît quand on regarde de plus près.
Certes les premiers témoins savaient ce qu’il en était du repas d'adieu de Jésus, mais ils n'ont pas éprouvé le besoin de nous en faire un compte-rendu détaillé. Désormais tout cela est englouti dans les eaux silencieuses de l'histoire et le plus souvent nous sommes réduits à des conjonctures. Et l'argument de la proximité ? Il faut le nuancer par la loi qui préside à l’élaboration d'un texte liturgique : celui-ci tend a se réduire au strict nécessaire de ce qu'il faut faire et dire dans l'acte liturgique, et donc à gommer ce qui est perçu comme anecdotique.
Enfin il ne faudrait pas oublier qu'entre l’événement et la relecture chrétienne il y a eu Pâques qui est venu donner à l'événement une profondeur et une signification qui va laisser des traces dans le récit.
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Sens des gestes et paroles de Jésus
Je ne prétends pas ici reconstituer les paroles mêmes de Jésus telles qu'il a dû les prononcer dans sa langue maternelle, ni même resituer exactement, dans le cadre d'un repas juif, la séquence sur le pain et celle sur le vin. Les premiers chrétiens n'ont retenu de ce dernier repas de Jésus que ce qui leur a paru novateur et donc fondateur pour leur propre pratique.
Je voudrais seulement souligner l'apport de l'interprétation testamentaire.
Un geste prophétique
L'homme biblique est coutumier, de la part du prophète, de signes venus de Dieu qui anticipent mystérieusement, mais réellement, un événement futur. Sur ordre de Yahvé, Isaïe se montre en ville, nu et déchaussé « pour être un signe et un présage contre l'Égypte et contre Kush » (Is 20,3). Jérémie brise une cruche devant ses compatriotes et leur dit : « Ainsi parle Yahvé Sabbaot : je vais briser ce peuple et cette ville comme on brise le vase du potier qui ne peut plus être réparé » (Jr 19,10-11). Ézéchiel annonce la destruction de la ville par un geste symbolique étrange où il détruit successivement des parties de sa barbe (Ez 5,1-4) : « C'est moins un besoin d'expression que l'exigence d'un réalisme religieux : un lien est établi entre le geste significatif et la réalité dont il est le signe, en sorte que la réalité annoncée est désormais aussi irrévocable que le geste accompli » (1).
C'est dans ce contexte que les disciples ont dû comprendre le geste et les paroles de Jésus au cours de son dernier repas. Sans même qu'il soit nécessaire de recourir à une prescience extraordinaire de Jésus, on peut penser que celui-ci a assez de lucidité pour pressentir que le drame touche à sa fin. Aussi, tant qu'il en a encore les moyens, il arrache sa propre mort à la fatalité et à l'absurdité pour en faire un don libre à ses amis et même plus largement à tous les hommes (le sang répandu pour beaucoup) et lui donner un sens.
Ceci est mon corps
Quatre mots en français, cinq dans le grec original. Que d'encre cette petite phrase a fait couler ! Ainsi catholiques et protestants se sont affrontés sur le sens de la copule « est » interprétée par les premiers comme une correspondance absolue (ceci = mon corps), soit par les seconds comme un symbole (ceci symbolise mon corps). À ces questions légitimes, je répondrais qu'il ne faut pas faire d'anachronisme en prêtant aux contemporains de Jésus des problèmes linguistiques, métaphysiques et théologiques d'autres temps.
On peut penser que le débat sur le verbe « être » est un faux débat puisqu'en araméen la copule « est » ne s'emploie pas. Jésus a pu dire: « ceci mon corps ». D'autre part les exégètes sont divisés pour savoir la formule exacte que Jésus a pu employer pour « corps ».
Pour les uns (Bonsirven, Benoît, Jeremias). il a employé le mot « basar » (en araméen bisra) pour qualifier l'homme dans sa fragilité et dans sa faiblesse, « l'homme en tant que créature passagère en contraste avec Dieu ou avec les puissances surnaturelles » (Jeremias). Pour d'autres (Kilmartin Descamps), Jésus aurait employé le mot araméen « Gufah » qui signifie cadavre.
Ceci est l'alliance en mon sang
La deuxième formule est parallèle à la première. Comme fréquemment dans la rhétorique sémitique, une seconde formulation d'une même idée vient préciser la première, la nuancer. Les deux formules ne sont pas différentes quant au sens; chacune exprime la totalité de l'être humain, la première à travers le symbolisme du corps fragile (brisé), peut-être même du cadavre. La seconde à travers le symbolisme du sang répandu. Ici l'allusion à la mort est précisée, à travers l'image du sang versé. Le corps et le sang, c'est l'être tout entier en tant que voué à la mort. Jeremias fait remarquer que dans l'ancien hébreu « basar wadam » (la chair et le sang) « désigne les deux parties du corps, surtout de l'animal sacrificiel, qui seront séparés lorsqu'il meurt ».
L'allusion à l'alliance est présente dans les quatre recensions eucharistiques; elle a plus de chance d'être authentique dans Luc et Paul dans la mesure où elle n'est plus symétrique avec la formule sur le pain. C'est décisif pour connaître la conscience qu'a eu Jésus du sens de sa propre mort, mise en relation avec l'alliance de l'Exode. De plus, la référence probable à la figure du Serviteur d’Isaïe (« le sang répandu pour beaucoup ») renvoie à la valeur de salut que Jésus attribuait à sa propre mort. « Une mort innocente et vouée à Dieu possède un pouvoir d'expiation pour les autres. Les sources nous obligent à l'affirmer: il est impensable que Jésus ne se soit pas fait une idée sur la puissance expiatrice de sa propre mort » (Jeremias).
À ce niveau il s'agit d'un testament où le testateur conserve l'initiative de bout en bout. Devant ses disciples, Jésus mime sa propre mort. Il se l'approprie en la représentant devant eux. C'est le comportement d'un prophète et d'un martyr conduisant jusqu'à son terme sa mission, donnant à sa propre mort une signification d'amour et de service : « Ma vie, personne ne me l'enlève, mais je la donne de moi-même » (Jn 10,18).
La cène comme repas
Le contexte du repas apporte une nuance importante. Alors que jusque-là Jésus apparaissait comme un acteur unique, « aimant les siens jusqu'au bout » (Jn 13,1) dans un acte souverain et libre, par le repas il associe ses disciples à. sa mort. Dans toutes les civilisations manger avec quelqu'un, c’est faire plus que se nourrir ; c'est avoir quelque chose en commun avec lui. Ceci est encore plus vrai dans une civilisation sémitique : « C'est une ancienne conception orientale qu'un repas pris en commun établit une communauté de table entre les commensaux. À chaque repas pris en commun la communauté de table est constituée par le rite de la fraction du pain » (Jeremias).
Qu'ont pu comprendre les premiers disciples, témoins et acteurs de ce repas testamentaire ? Nous ne le saurons jamais avec clarté puisqu'entre les faits et leur narration, se sont interposées l'explosion pascale et la pratique liturgique de la première communauté. Pourtant aussi sélective qu'ait été leur mémoire, on peut penser qu'ils nous ont conservé ce qui leur a paru essentiel, ce dont ils ont tenu à faire mémoire par la suite. L'acte de Jésus était clair : devant eux, il ramassait sa vie, il la condensait dans un acte de service et d'amour. Saint Jean l'a compris ainsi qui établit une équivalence entre l'institution eucharistique et le lavement des pieds. A travers leur participation au repas, ils ont vécu leur implication dans sa mort, leur communauté de destin avec lui, et selon la belle formule de Descamps « leur compromission dans sa mort ». Plus mystérieusement, ils ont dû pressentir que cette mort était un acte de naissance pour eux, une participation à une alliance nouvelle. Il faudra Pâque pour que cela devienne explicite. Alors ils sauront que ce dont il faut faire mémoire, ce n'est pas seulement d'une mort qui dure, c'est aussi d'une présence nouvelle; celle du Seigneur qui continue de les convoquer à son repas.
© A. Marchadour, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 37 (septembre 1881), « L’eucharistie dans la Bible », p. 38-41.
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(1) Note de la Bible de Jérusalem à Jérémie 28,19. Le lecteur y trouvera d’autres exemples de signes prophétiques.