Dans l’univers agricole de l’Israélite, la vigne devient, à travers le discours des prophètes et la prière des psaumes, la métaphore privilégiée pour penser le rapport à la terre. Dès les récits fondateurs, l’ancêtre Noé, est présenté comme
« le cultivateur, qui commença de planter la vigne » (Gn 9,20).
Osée, le premier, souligne le contraste entre la grandeur du don de Dieu et l’ingratitude d’Israël :
« Israël, vigne florissante, produisait du fruit à l’avenant. Plus ses fruits se multipliaient, plus il multipliait les autels ; plus sa terre était belle, plus ils embellissaient les stèles » (Os 10,1). D’où l’annonce du châtiment :
« Je dévasterai sa vigne et son figuier dont elle disait : “Voilà le salaire que m’ont donné mes amants” » (Os 2,12). Ce sont les puissants qui portent la responsabilité de la déchéance de la terre, associée aux injustices contre les pauvres :
« Le Seigneur traduit en jugement les anciens de son peuple et ses chefs : “C’est vous qui avez dévoré la vigne, et la dépouille des pauvres est dans vos maisons” » (Is 3,14).
Restaurer la communication De son côté, Isaïe nous fait entendre les rappels de Dieu à son peuple à cause de ses infidélités à l’alliance. Les temps sont dramatiques :
« Votre pays est une désolation, vos villes sont la proie du feu, votre sol, sous vos yeux des étrangers le ravagent, c’est la désolation comme une dévastation d’étrangers. Elle est restée, la fille de Sion, comme une hutte dans une vigne, comme un abri dans un champ de concombres, comme une ville assiégée » (Is 1,8-9).
Quand Juda ne veut plus entendre, Dieu inspire à son prophète les ruses du langage pour contourner les résistances. La parabole est l’outil favori des prophètes pour restaurer la communication et toucher le cœur du peuple rebelle :
Isaïe 5
« 1 Que je chante à mon bien-aimé le chant de mon ami pour sa vigne. Mon bien-aimé avait une vigne, sur un coteau fertile. 2 Il la bêcha, il l’épierra, il y planta du raisin vermeil. Au milieu il bâtit une tour, il y creusa même un pressoir. Il attendait de beaux raisins, elle donna des raisins sauvages. 3 Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez juges entre moi et ma vigne. 4 Que pouvais-je encore faire pour ma vigne que je n’aie fait ? Pourquoi espérais-je avoir de beaux raisins, et a-t-elle donné des raisins sauvages ? 5 Et maintenant, que je vous apprenne ce que je vais faire à ma vigne ! en ôter la haie pour qu’on vienne la brouter, en briser la clôture pour qu’on la piétine ; 6 j’en ferai un maquis, elle ne sera ni taillée ni sarclée, ronces et épines y croîtront, j’interdirai aux nuages d’y faire tomber la pluie. 7 Eh bien ! La vigne du Seigneur Sabaot, c’est la maison d’Israël, et l’homme de Juda, c’est son plant de choix. Il attendait le droit et voici l’iniquité, la justice et voici les cris. » Avec art, le chant déroule la métaphore d’une vigne qui n’a pas donné les fruits attendus malgré les soins du propriétaire.
Soins amoureux et déception. Le chant est plein de tendresse. Une première partie (v. 1-2) raconte l’attachement du bien aimé à sa vigne. Elle a tout reçu pour porter des fruits merveilleux : une exposition favorable sur un coteau fertile, une terre bien préparée, un plant de choix, une tour pour la protéger des voleurs, un pressoir pour extraire sur place le meilleur vin. Le récit s’achève sur une chute inattendue : malgré une sollicitude presque au-delà du raisonnable, la vigne n’a produit que déception.
Le prophète part de la vie, s’inspirant peut-être d’un vignoble abandonné au milieu des pierres. Cependant les termes affectifs du v. 1 qui vont au-delà d’une simple description ainsi que la connotation religieuse de la vigne ne peuvent qu’éveiller chez l’auditeur une attente, un dépaysement, voire une inquiétude sourde.
Dans la seconde partie du chant (v. 3-6), l’interlocuteur change. Le poète laisse la parole à son ami, le propriétaire de la vigne. Le changement est souligné par un double
« et maintenant ». Le premier développe la complainte du bien-aimé qui prend à témoin les vendangeurs et, à travers eux, les habitants de Juda et de Jérusalem. Que pouvait-il faire de plus ? Le
« pourquoi » du v. 4 souligne son incompréhension douloureuse devant son échec. Le second
« et maintenant » raconte comment, dans sa colère, il va défaire ce qu’il avait fait avec tant d’amour.
Dieu et Israël. Le chant arrive à son terme. Les auditeurs du prophète – qui partage avec lui la symbolique la vigne – pressentent qu’il parle d’autre chose, que tout ceci est métaphore. Les derniers mots du v. 6 lèvent les doutes :
« J’interdirai aux nuages d’y faire tomber la pluie. » Qui peut agir ainsi sinon Dieu ?
« Et il donnera la pluie pour la semence que tu sèmeras en terre » (Is 30,23 ; voir aussi Is 55,10 ; Jr 5,24 ; Jl 2,23 ; Am 4,7 ; Za 10,1 ; Jb 5,10 ; Ps 147,8).
La parabole a rempli son rôle. Alors, la dimension affective de ce poème apparaît mieux : par trois fois, Dieu a souligné une relation privilégiée avec celle qu’il appelle
« ma vigne » (v. 3.4.5). On quitte la fiction pour le réel. Les comparaisons s’effacent. Sans être explicitement nommé, le peuple d’Israël est montré. Le prophète éclaire son récit en remontant à l’histoire du salut. Il souligne que la vigne appartient au Seigneur. Dès lors les gestes évoqués en disent long sur l’amour de Dieu. La double interrogation du v. 4, en particulier le
« pourquoi », dit à la fois l’antériorité inconditionnelle de l’amour divin illimité et, en retour, l’ingratitude de la vigne/Israël.
Le procès mené par Dieu Au v. 7, la métaphore a disparu. L’explication tombe comme la conclusion d’une plaidoirie à charge lors d’un procès. Il ne faut que quatre termes, opposés deux à deux : « vigne/maison d’Israël », « homme de Juda/plant de choix ». L’amour de Dieu pour Juda appelait de la part de ce dernier « le droit et la justice » dans le cadre de l’alliance. C’est le contraire qui est advenu et prophète va le dire en des mots phonétiquement proches en hébreu : au lieu du droit
(mishpath), c’est l’iniquité, l’effusion de sang
(mishpah), au lieu de la justice
(tsedaqah), ce sont les cris
(tsehaqah). Relevons que le péché dénoncé par Dieu concerne l’offense faite à l’autre, au frère, et en particulier aux plus faibles, la veuve, l’orphelin et l’étranger.
La justice et le cri. La justice prend sa racine en Dieu. Dieu juste, il invite l’homme à l’obéissance :
« Telle sera notre justice : garder et mettre intégralement en pratique tous ces commandements devant le Seigneur notre Dieu comme il nous l’a prescrit » (Dt 6,25).
L’opposé de la justice prend en Is 5,7 la forme de « cris ». Là où il y a injustice, le cri des hommes monte vers Dieu :
« Je vais descendre pour voir s’ils ont fait tout ce qu’indique le cri qui est monté vers moi ; sinon, je le saurai » (Gn 18,2). Les souffrances des Israélites touchent Dieu car
« maintenant, le cri des Israélites est venu jusqu’à moi, et j’ai vu l’oppression que font peser sur eux les Égyptiens » (Ex 3,9). Enfin, Dieu entend le cri des pauvres :
« Si tu le maltraites et qu’il crie vers moi, j’écouterai son cri » (Ex 22,22-23). Le psalmiste ajoute que «
Lui qui s’enquiert du sang se souvient d’eux, il n’oublie pas le cri des malheureux » (Ps 9,13).
Le bref poème d’Isaïe est à lui seul un cri où s’exprime la tendresse incommensurable de Dieu pour son peuple : il l’a choisi et lui a confié cette vigne unique qu’est la terre d’Israël pour y pratiquer le droit et la justice. L’histoire a été celle d’une désillusion.
Réhabilitation. Le prophète est un éveilleur des consciences, il est la bouche de Dieu qui dévoile le péché de l’homme, il est aussi la tendresse de Dieu qui promet des temps nouveaux où il protégera la vigne/Israël. Il entrouvre une fenêtre d’espérance aux accents eschatologiques.
Dans la forme finale du livre d’Isaïe, l’auteur des chapitres 24–27 annonce que le destin tragique du peuple de Juda prendra fin. Babylone deviendra la
« cité du néant [tehom]
» (Is 24,10), tandis que la vigne du bien-aimé sera réhabilitée : «
Ce jour-là, la vigne délicieuse chantez-la ! Moi, le Seigneur, j’en suis le gardien. De temps en temps, je l’irrigue ; pour qu’on ne lui fasse pas de mal, nuit et jour je la garde. […]
À l’avenir Jacob s’enracinera, Israël bourgeonnera et fleurira, la face du monde se couvrira de récolte » (Is 27,2-3.6).
Is 60 décrit l’utopie finale. Plus qu’ailleurs l’utopie est visible, dans la mesure où le récit ne contient aucune allusion à des événements réels. On peut avoir l’impression d’un écrit enthousiaste composé par un poète revenu depuis peu de Babylonie.
Une fin heureuse. Après le temps des humiliations, voici la gloire pour les fils d’Israël :
« Car dans ma colère je t’avais frappée, mais dans ma bienveillance j’ai eu pitié de toi » (60,10).
Par la bouche du prophète, Dieu s’adresse à Sion, et à travers elle, à toute la terre d’Israël :
« Debout ! Resplendis ! car voici ta lumière, et sur toi se lève la gloire de Seigneur » (60,1). Le signe que les derniers temps sont là, c’est le retournement de toutes choses : ceux qui ont été asservis, sont maintenant dominateurs :
« Les fils de l’étranger rebâtiront tes remparts, et leurs rois te serviront » (60,10). Jérusalem, autrefois méprisée, devient
« un objet d’éternelle fierté, une source de joie, d’âge en âge » (Is 60,15). La terre, si souvent violentée, sera un lieu de paix :
« On n’entendra plus parler de violence dans ton pays, de ravages ni de ruines dans tes frontières. Tu appelleras tes remparts “Salut” et tes portes “Louange” » (60,18). Le Seigneur sera la lumière permanente qui éclaire la route d’Israël :
« Tu n’auras plus le soleil comme lumière, le jour, la clarté de la lune ne t’illuminera plus, Seigneur sera pour toi une lumière éternelle, et ton Dieu sera ta splendeur » (60,19).
L’utopie culmine dans une vision d’une terre devenue royaume où ne résident que des justes, appelés à une possession éternelle de la terre, telle une vigne plantée par Dieu :
« Ton peuple, rien que des justes, possédera le pays à jamais, rejeton de mes plantations, œuvre de mes mains, pour me glorifier » (60,21)
[1].
_________________
Encadré : La terre selon le Talmud Pour les rabbins, l’exil reste une punition de Dieu, mais ils soulignent que Dieu pourrait permettre au peuple de revenir sur la terre promise aux patriarches. Dans la tradition juive, l’on « monte »
(aliyah) à Jérusalem ou l’on en « descend »
(yeridah). Voici trois textes où s’exprime la diversité de l’enseignement rabbinique. Les deux premiers sont tirés du
Talmud de Babylone (achevé au ve s. de notre ère) qui contient les écrits fondamentaux du judaïsme ; ils apparaissent dans le traité
Ketoubot consacré au mariage.
- Pour le premier, la terre a une place privilégiée dans la vie du croyant : « Nos rabbins ont enseigné : on doit toujours vivre sur la terre d’Israël, même si c’est dans un village où la majorité des gens sont idolâtres ; car celui qui vit dans la terre d’Israël peut être considéré comme ayant un Dieu, mais celui qui vit en dehors de la terre peut être considéré comme n’ayant pas de Dieu. Car il est dit dans l’Écriture : “Pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu [Lv 25,38]” » (11a).
- Pour le deuxième, un juif de la Diaspora ne doit pas « monter » avant que Dieu ait fixé la rédemption d’Israël : « Parce qu’il désirait monter sur la terre d’Israël, R. Zéra évitait Rab Judah qui avait exprimé le point de vue suivant : Quiconque monte de Babylone vers la terre d’Israël transgresse un commandement positif, car il est dit dans l’Écriture : “Ils seront emportés à Babylone où ils resteront jusqu’au jour où je me souviendrai d’eux, dit le Seigneur [Jr 27,22]” » (111a).
- Le troisième spiritualise la terre. Il est dû à Menahem ben Salomon HaMeïri (1249-1310), commentateur catalan du Talmud : « Tout lieu où la sagesse et la crainte du péché sont présentes a le même statut normatif que la terre d’Israël. »
© Alain Marchadour
Cahier Évangile n° 162 (décembre 2012) p. 37-40.
_________________
[1] Le prophète Zacharie lui aussi associe la vigne et la terre à la promesse d’un avenir glorieux au petit reste : « En effet, je sèmerai la paix, la vigne donnera son fruit, la terre donnera son produit, les cieux donneront leur rosée, et je donnerai tout cela comme patrimoine au reste de ce peuple » (Za 8,12).