Dans la tradition chrétienne, et au-delà, le nom de Paul est lié à ce que l’on appelle "le chemin de Damas", ou "l’événement de Damas“...
Dans la tradition chrétienne, et au-delà, le nom de Paul est lié à ce que l’on appelle « le chemin de Damas » ou « l’événement de Damas » ; un événement que l’on peine à retrouver dans les lettres de l’apôtre, mais dont la mémoire chrétienne a gardé le souvenir lié au récit spectaculaire qu’offre Luc dans le chapitre 9 des Actes des Apôtres.
Selon le récit des Actes
Le récit de Luc est la source de l’hagiographie paulinienne ; il n’en comporte pas moins une remarquable élaboration théologique qui met en scène le retournement total du persécuteur par le Seigneur qui s’identifie aux groupes des persécutés. Luc excelle à jouer de la narration pour suggérer les diverses lectures possibles de l’action de Dieu dans l’histoire des hommes : plus loin dans les Actes, deux discours de Paul racontant sa « conversion » selon la même trame narrative, offriront d’autres points de vue sur l’événement (Ac 22 et 26).
Une initiation chrétienne
En Ac 9, Paul apparaît comme le modèle du juif qui, saisi et « retourné » par la rencontre avec le Christ, devient son disciple le plus zélé ; il offre ainsi la figure d’une nouvelle identité chrétienne. Il semble que Luc, dans ce récit, mette l’accent sur l’entrée de Paul dans l’Église « officielle » ; cette entrée est symbolisée par la brusque cécité de l’apôtre et son retour à la vue, véritable « illumination » au moment du baptême. Elle est également caractérisée par l’importance des médiations.
Il y a d’abord les compagnons de Saul qui le conduisent par la main dans la ville, puis Ananie, le « parrain » de Saul, qui vient l’appeler et le baptiser, et enfin l’Esprit-Saint acteur principal de cette rencontre. On est tenté de dire, malgré l’évident anachronisme, que Paul bénéficie des signes premiers de l’initiation chrétienne : après trois jours de jeûne et de nuit, Paul reçoit l’Esprit-Saint et recouvre la vue, il « se relève » (verbe anastas qui est celui de la résurrection), il est baptisé et prend la nourriture qui lui donnera une force nouvelle.
Autres médiations
Médiation ecclésiale aussi lorsque Paul, menacé par les juifs, leur échappe dans une corbeille descendue par ses disciples du haut des remparts ; il le racontera comme un souvenir honteux parmi les « faiblesses » dont il « se vante » en 2 Co 11,32 : « À Damas l’ethnarque du roi Arétas faisait surveiller la ville pour m’arrêter, alors on m’a fait descendre par une fenêtre dans un panier du haut du rempart, et c’est ainsi que je m’échappai de ses mains. »
Enfin à Jérusalem, Barnabé le prendra en main et le présentera aux apôtres (Ac 9,27-30) avant de le renvoyer à Tarse. Le départ en mission se fera plus tard ; Barnabé retournera d’abord chercher Paul à Tarse pour qu’il le seconde auprès de la communauté d’Antioche (Ac 11,25-26). Un jour enfin, les prophètes et les didascales (les docteurs) responsables de la communauté d’Antioche imposeront les mains à Barnabé et Saul pour les envoyer en mission auprès des païens (Ac 13,1-3).
Ce bref rappel n’a d’autre but que de mesurer à quel point la tradition chrétienne s’est attachée, dès la fin du Ier s., à construire et à garder la mémoire d’un Paul modèle pour les nouveaux chrétiens et parfait chargé de mission de l’Église auprès des païens.
Selon la lettre aux Galates
Mais ce n’est pas exactement l’image que Paul dans ses lettres donne de lui-même. Une lecture attentive des deux premiers chapitres de la lettre aux Galates ouvre une autre perspective que nous allons étudier en détail, avant de nous interroger sur la tension entre ces deux sources.
Une lettre de combat
Rappelons que la lettre aux Galates est d’abord une lettre de combat . Quelles que soient les catégories de la rhétorique gréco-romaine invoquées pour en préciser le genre littéraire, un fait est patent : non seulement l’action de grâce traditionnelle en est absente, mais Paul se lance d’emblée dans le combat par un exorde qui pose le problème : « Je m’étonne que vous vous détourniez si rapidement de celui qui vous a appelés par la grâce du Christ, pour vous tourner vers un autre évangile ; non qu’il y en ait un autre : il y a seulement des gens qui vous troublent et qui veulent bouleverser l’Évangile du Christ. Mais si nous-mêmes ou si un ange du ciel vous annonce un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème… » Aussitôt après cet exorde (1,6-10), Ga 1,11 à 2,14, visent à confirmer l’authenticité de l’apostolat de Paul qui rappelle son passé de persécuteur et l’origine de sa mission.
Absence de médiations
C’est dans ce contexte que se situe l’épisode de Damas. Mais le texte de Paul est particulièrement pauvre en détails : l’aspect spectaculaire de l’événement de Damas est entièrement gommé, et l’on ne sait pas s’il s’agit du même événement ou même s’il y a eu un seul événement. D’ailleurs, la ville n’est nommée que plus tard, au v. 17 : « Et alors de nouveau je retournai à Damas. » Mais il est un point sur lequel Paul insiste sans ménagement, peut-être même avec une certaine violence polémique et un grain de provocation, c’est l’absence de toute médiation humaine. Ni intermédiaire, ni baptême, ni parrain !
Dès l’énoncé des destinateurs, Paul attaque : « Paul apôtre (envoyé) non de la part (apo) des hommes ni par (dia) un hommes mais par Jésus Christ et par Dieu père » (1,1). Puis au v. 11 : « Je vous fais connaître ceci : l’Évangile que je vous ai annoncé n’est pas d’après (kata) un homme, et moi, ce n’est pas en passant par (para) un homme que je l’ai reçu mais par une révélation de Jésus Christ. » Il est probablement inutile de chercher à presser le sens de chacune de ces prépositions ; ce qui fait sens, c’est leur accumulation, comme si Paul voulait épuiser la liste des prépositions de médiation que la langue grecque met à sa disposition, pour interdire toute interprétation de ce type !
Une vocation prophétique
Ensuite, tout est dit en quelques phrases : au v. 15, Paul présente sa mission, son « appel », comme une vocation prophétique et il reprend pour la décrire les termes des grands prophètes d’Israël, Jérémie et le second Isaïe. Comme souvent, il utilise des expressions qui viennent de la Septante et il les combine entre elles : « Lorsque le Dieu qui m’a mis à part depuis le ventre de ma mère et qui m’a appelé par sa grâce. »
Il est aisé de comparer avec :
• Jérémie 1,5 LXX : « Avant de te façonner dans le ventre, je te connais, et avant que tu sortes de la matrice, je t’ai sanctifié ; je t’ai établi prophète pour les nations » ;
• Isaïe 49,1 LXX : « Depuis le ventre de ma mère, il m’a appelé par mon nom. » Le prophète qui parle ici est le Serviteur choisi par Dieu et envoyé pour être « Alliance du peuple et lumière des nations » (49,6).
Paul se situe clairement dans la continuité des prophètes de l’alliance nouvelle et notamment du prophète Serviteur ; il se peut qu’il désigne ainsi une double destination de sa mission, mettant en perspective le peuple juif et les nations païennes.
Une révélation à travers Paul
Le v. 16 introduit à une connaissance plus profonde encore de l’appel de Dieu. Déjà Paul avait parlé d’un Évangile reçu et enseigné « par une révélation de Jésus Christ » (v. 12), il le reprend, précisant que Jésus Christ est bien l’objet de cette révélation, celui que Dieu a directement révélé : « Lorsque Dieu a jugé bon […] de révéler son Fils en moi. » L’expression ne manque pas de surprendre et elle mérite d’être interrogée : « en moi » et non « à moi », comme une révélation qui lui aurait été faite personnellement, ce que la vision des Actes ne manque pas de mettre en scène. Mais la préposition s’interpose, et elle a une certaine ambiguïté ; la préposition èn, dans le grec des juifs puis des chrétiens influencés par la Septante, peut signifier « en » ou « par » ; « en moi » ou « par moi », en tout cas Paul n’écrit pas « …me révéler son Fils » ! La révélation ici n’est pas pour lui, et la phrase se poursuit : « afin que je l’annonce parmi les nations ». La révélation du Christ a pour destinataires toutes les nations païennes, et cette annonce doit se faire par Paul ou à travers lui. Comme Jérémie était établi « prophète pour les nations » (Jr 1,6), comme le prophète serviteur était choisi par Dieu pour être « lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49,6), la vocation de Paul l’envoie au-delà des limites d’Israël et du peuple juif, vers le monde des païens.
L’expression « révéler en moi » est ramassée et difficile, mais elle dit fortement ce que Paul développera plus loin dans la lettre : l’Évangile doit s’annoncer à travers lui ; annoncer l’Évangile, c’est se faire transparent à lui. La vocation de Paul c’est d’annoncer aux païens, aux plus éloignés, la découverte éblouissante du Fils. Il doit en être plus que le vecteur, le révélateur au sens photographique du terme : sa vie doit devenir Évangile, si bien qu’il dira en Galates 2,20 : « Ce n’est plus moi qui vit, mais c’est Christ qui vit en moi », et en Philippiens 1,21 : « Pour moi vivre c’est Christ. »
Un appel du Dieu unique
Je conclus de ce parcours qu’il nous permet de lire Paul à partir d’un centre qui est la révélation du Fils. Ce que Paul a vécu, il l’a vécu comme un appel qui réoriente et dynamise sa vie. Appel de Dieu, le Dieu unique de ses pères, car Paul s’inscrit dans la droite ligne d’un monothéisme juif intransigeant : il ne pensera jamais quitter le judaïsme, au contraire il se veut fidèle à sa ligne prophétique la plus profonde. Mais la nouveauté qui fait irruption dans sa vie, c’est la découverte éblouissante que le Crucifié qu’il persécutait et méprisait est le Messie, le Fils que Dieu a relevé des morts parce qu’il a donné sa vie pour les hommes. Ceci pour qu’au-delà des limites du peuple juif tous les hommes deviennent fils. Le caractère universel de cette proposition de salut, c’est la mission apostolique de Paul.
© Roselyne Dupont-Roc, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 147 (mars 2009), "Saint Paul : une théologie de l'Église ? ", pages 8-11.