Le récit de l’union des dieux et des humaines précède le Déluge. Un autre faux pas de l’humanité suit le Déluge. C’est l’épisode de la tour de Babel (Gn 11,1-9).

Le récit de l’union des dieux et des humaines précède le Déluge. Un autre faux pas de l’humanité suit le Déluge. C’est l’épisode de la tour de Babel (Gn 11,1-9).

Dernier de l’histoire des origines, ce récit a nourri à travers les âges une multitude de commentaires et inspiré bien des artistes. La tour de Babel reste le symbole des désirs sans limites de l’humanité et de son incapacité à les assouvir. Les thèmes développés – construction de monuments immenses, confusion des langues, dispersion des peuples –, se retrouvent dans de nombreuses cultures. Le récit biblique n’en est pas moins original. Œuvre de l’écrivain non P, il relate l’ultime tentative des fils de l’adam de mettre de l’ordre – leur ordre – dans un monde qui menace de leur échapper. Mais ce dessein, on le verra, va à l’encontre de celui de Yhwh.

La structure du récit, quelle que soit la complexité, encore discutée, de l’histoire de sa rédaction, montre clairement l’opposition entre deux plans : celui des fils de l’adam (v. 1-4) et celui de Yhwh (v. 6-9). La descente de Yhwh « pour voir », au centre du récit (v. 5), illustre la conviction de l’écrivain que Yhwh reste bien le maître du monde et de l’histoire.

Ce bref récit est d’une grande complexité comme en témoigne la diversité des champs sémantiques explorés et des thèmes abordés, traces sans doute de légendes originellement différentes. Le génie de l’écrivain non P aura été d’en faire l’unité. Trois champs majeurs en dessinent la géographie mentale : le langage, la construction, l’espace. Sur ces bases se conjuguent plusieurs thèmes : l’unité et la confusion des langues, la juxtaposition des monologues et l’absence de dialogue, l’unité et la dispersion des peuples, le nomadisme et l’urbanisation, la tour et la ville, la montée vers les cieux et la descente sur terre, le pouvoir et l’esclavage, l’opposition de deux projets introduits par « Allons » trois fois répétés. Autant de thèmes qui autorisent une pluralité de lectures.

Ambivalence de l’activité humaine
L’humanité, désignée au début et à la fin du récit par « toute la terre », est une dans sa langue et son langage. Elle « décampe »de l’orient, c’est-à-dire de son univers de nomadisme pour affermir son unité par la construction d’une ville et d’une tour. Le même écrivain non P avait déjà mentionné la construction de villes par Caïn (4,17) et par Nemrod (9,10-11). Babel n’est donc pas la première ville. La thématique urbaine est ici traitée pour elle-même et non comme une étape dans la chronologie de l’humanité.

L’objectif des humains est double : se faire un « nom » et éviter la dispersion. Qu’y a-t-il de répréhensible ? Le texte n’en dit rien. Mais dans la suite du récit non P, c’est Yhwh qui promettra à Abram de lui faire un « grand nom » et c’est en son nom que se béniront les peuples de la terre et qu’ils trouveront leur unité par-delà la dispersion (Gn 12,2). Autre indice : face à Yhwh, la « terre » est constituée des « fils de l’adam », c’est-à-dire ses créatures (Gn 11,5). L’entreprise civilisatrice de l’humanité, sorte d’avancée dans la prise en charge de l’œuvre de la création, serait ainsi déficiente du fait de l’absence de Yhwh dans ce plan.

De plus, l’association d’un « nom » et de la construction d’une tour unique évoque les grands travaux qui exigeaient, en Mésopotamie comme en Égypte, des hordes d’esclaves dont, au vie siècle av. J.-C., les juifs exilés à Babylone ont pu faire partie.

Enfin, l’érection d’une tour dont la tête atteint le ciel, comme l’Ésagil (litt. « maison à tête surélevée ») de Mardouk à Babylone, évoque une maîtrise totale sur ce qui est en dessous, c’est-à-dire sur toute la terre. Faut-il y voir aussi l’ambition de se passer d’un Dieu supérieur ? L’un peut-il aller sans l’autre ?

Plusieurs indices laissent ainsi deviner les insuffisances d’une entreprise par ailleurs normale et constatée en maintes cultures. En d’autres termes, c’est, comme en Gn 2–3, l’ambivalence de l’existence et de l’activité humaines qui est ici illustrée.

Entre les personnages du récit, les « enfants de l’adam », collectif et anonyme d’une part, Yhwh de l’autre, nulle trace d’un quelconque échange, ce qui est frappant au regard de l’importance des paroles qui occupent une bonne moitié du texte. Nous sommes devant deux mondes qui ne se rencontrent pas. Avons-nous là l’une des clés de la signification de l’épisode ? Certes la tension est évidente entre une humanité dont l’ambition est de conquérir la terre aussi bien que le ciel et Yhwh qui veut mettre une limite à l’action humaine, comme s’il défendait jalousement son territoire (comparer 3,22 et 11,6). Mais, à la différence des histoires d’Adam et Ève et de Caïn, il n’y a ici aucun procès, aucune mention de faute. L’absence de tout dialogue signe non pas une faute mais plutôt un échec de l’entreprise humaine. La confusion des langues et la dispersion qui s’ensuit apparaissent dès lors comme un renvoi de l’humanité à sa réalité terrestre. Le récit raconte un côte à côte plutôt qu’un face à face.

D'un monde à l'autre
Dans le récit de la Genèse la dispersion de l’humanité est présentée comme étant le fait de Yhwh. Elle ne peut manquer d’évoquer, aux oreilles des Judéens des VIe et Ve siècles av. J.-C., la situation de l’exil. Le même verbe pouç est en effet utilisé à plusieurs reprises par les prophètes exiliques pour rappeler la dispersion d’Israël dans les nations en châtiment de son infidélité (Dt 4,27 ; 28,64 ; Jr 9,16 ; 13,24 ; 18,17 ; 30,11, etc. ; Ez 11,16-17 ; 20,23.34.41 ; 22,15 ; 28,25 ; 34,6, etc.). Dans ces textes, elle s’oppose au « rassemblement » d’Israël par Yhwh après l’épreuve de l’exil. Lu dans ce contexte biblique, la conclusion du récit de Babel fait référence à l’exil mais en l’élargissant à toute l’humanité (comme en Is 24,1 ; Jr 12,15 ; Ez 22,15 ; 29,12.13 ; 30,23.26). En creux, elle annonce aussi le rassemblement des peuples dans l’appel et la bénédiction d’Abram (Gn 12,1-3 ; voir aussi Is 11,12). Les Judéens des vie et ve siècles sont ainsi invités à comprendre la dispersion de l’exil comme un jugement, certes, mais aussi le début d’une libération puisque les esclaves qui ont œuvré sur les chantiers de Babylonie sont désormais renvoyés à leurs divers pays et langues. L’histoire de la tour de Babel est la leur, celle de leur châtiment et de leur salut, aussi bien que celle de l’humanité entière. Il n’est pas sans intérêt de constater que l’auteur du récit utilise une imagerie mésopotamienne avec un vocabulaire typiquement biblique pour éclairer le destin de l’humanité et celui de son propre peuple.

Perçue par tant de commentateurs comme le châtiment de l’orgueil des hommes, la dispersion des humains est en réalité un acte de miséricorde qui libère l’humanité de ses monologues et de ses rêves totalitaires. L’unité légitimement recherchée n’est possible que par le dialogue entre des hommes et des peuples différents. Or, un tel dialogue, selon notre récit, repose sur l’initiative de Yhwh, l’Altérité même, rassemblant les nations dans la personne de son serviteur Abram (Gn 12,2-3). Selon les chrétiens, il faudra enfin la révolution de la Pentecôte (Ac 2,1-13) pour que les peuples avec leurs différentes langues comprennent la même parole.

« Et ils cessèrent de construire la ville » (v. 8). Babel n’est pas détruite mais reste inachevée, inhabitable en l’état. Ainsi se termine le récit. Ainsi se termine l’histoire d’une humanité enfermée dans son monologue et son immobilisme. Une nouvelle histoire est possible. Elle commencera avec les migrations de Térah et surtout d’Abram et se poursuivra de « décampements » en « décampements » jusqu’à la terre promise. L’histoire biblique appartient véritablement aux nomades.


© Jean L'Hour, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier évangile n° 161 (septembre 2012), "Genèse 1-11. Les pas de l'humanité" (p. 58-61)

Sur la Tour de Babel, voir aussi : Le récit de la Tour de Babel (Gn 11,1-9)