Quelques réflexions concernant la version grecque de la Bible juive, la Septante, « pont » entre juifs et chrétiens...
Les différences entre la Bible hébraïque ou TaNaK et l’Ancien Testament chrétien ne portent pas d’abord sur la langue : depuis Jérôme, la veritas hebraïca (la « vérité de l’hébreu ») est revendiquée aussi par les chrétiens. Néanmoins, historiquement, c’est bien la traduction grecque de la Septante (LXX) qui est la matrice scripturaire du Nouveau Testament et de la théologie chrétienne. Autant que la langue, son importance concerne les noms des livres, leur nombre, leur regroupement et leur classement.
Par Stefan Munteanu, Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (Paris)
Nous sommes souvent tentés de dire que la différence entre la Bible hébraïque et la Bible chrétienne est la présence dans cette dernière des livres du « Nouveau Testament ». Nous considérons que l’« Ancien Testament » chrétien est équivalent et a les mêmes finalités que le « TaNaK » juif (acronyme pour les trois parties Tôrâ, Nebî’îm, Ketûbîm). Un coup d’œil rapide sur la liste des livres contenus dans les deux canons montre que les relations ne sont pas si simples. Les deux listes présentent de grandes différences quant aux noms, regroupement, ordre et nombre de livres. Ceci est valable non seulement pour les Bibles catholiques et orthodoxes qui ajoutent dans leurs canons de l’Ancien Testament des écrits non présents dans la Bible hébraïque (les « deutérocanoniques »), mais aussi pour les Bibles protestantes. Comment expliquer ces différences ? S’agit-il d’un simple choix éditorial ou bien d’une particularité du canon chrétien de l’Ancien Testament ?
Bible hébraïque et Bible chrétienne
Il faut avant tout se rappeler que l’Église a adopté depuis ses origines la Septante (LXX), version grecque de la Bible juive, comme « Ancien Testament ». Comme le texte hébreu, aux alentours de l’ère chrétienne, présentait lui-même une « fluidité rédactionnelle » (Dominique Barthélémy), nous ne connaissons avec précision ni le nombre ni le contenu des livres de la LXX. Sous sa forme actuelle, la LXX nous vient de manuscrits chrétiens, dont les plus anciens sont les codices Vaticanus (IVe siècle), Sinaïticus (IVe siècle) et Alexandrinus (Ve siècle). Entre le IIe et le Ve siècles, au moment où le judaïsme, ayant clos son propre canon, commence à fixer le texte qualifié plus tard de « massorétique » (TM), l’Église est suffisamment autonome par rapport à la Synagogue pour ne pas en être affectée immédiatement. Elle a même conservé dans ses Écritures des passages non retenus par le canon hébreu.
Quoi qu’il en soit, en délimitant progressivement le corpus de ses Écritures saintes, l’Église, tant en Orient qu’en Occident, n’a pas adopté les formes du canon hébreu classique. Il en est de même au XVIe siècle : les Églises issues de la Réforme ont repris la liste du canon hébreu mais non la structure rédactionnelle. La composition actuelle du canon des Bibles chrétiennes est grosso modo toujours conforme à celle de la LXX. Par conséquent, les différences de noms, regroupement, ordre et nombre de livres entre l’Ancien Testament chrétien et le TaNaK juif font sens. Mieux connaître ces « écarts », c’est mieux comprendre pourquoi les Bibles chrétiennes en retenu la structure rédactionnelle grecque.
Les noms des livres dans le TM et la LXX
Les titres des livres contenus dans la Bible hébraïque peuvent être classés en trois catégories : (1) selon un des premiers mots d’un livre : Genèse (berē’šît, « Au commencement »), Exode (šemôt, « Noms »), Lévitique (wayyiqrāʼ, « Il cria/appela »), Nombres (bemidbar, « Au désert »), Deutéronome (haddebārîm, « Les paroles »), Proverbes (mišlê, « Exemples, sentences »), Cantique des cantiques (šîr haššîrîm), Lamentations (ʼêkâ, « Quoi ! ») ; (2) selon le nom du héros du livre ou de l’auteur supposé : Josué (yehôšûaʽ), Juges (šôpeṭîm), Samuel(šemûʼēl), Rois (melākîm), Job (ʼiyyôb), Ruth (rût), Qohéleth (qōhelet), Esther (ʼesttēr), Daniel (dāniyyē’l), Esdras et Néhémie(ʽezrāʼ ûneḥemyâ), Isaïe (yešaʽyāhû), Jérémie (yirmeyāhû), Ézéchiel (yeḥezqēʼl) et chacun des douze prophètes ; (3) selon le contenu : Psaumes (tehillîm, « Louanges »), Chroniques (dibrê hayyāmîm, « Paroles des jours »).
Pour les cinq premiers livres du TaNaK, la LXX remplace les titres du premier type par des titres liés au contenu ou à un mot utilisé fréquemment. Genèse (genesis) : le titre grec signifie « naissance » ou « commencement » et il indique le sujet du livre, la création du monde (cf. Gn 2,4) ; Exode (exodos) : le titre (ex, « hors de », et odos, « route ») résume le contenu des quinze premiers chapitres du livre, la sortie d’Égypte (cf. Ex 19,1) ; Lévitique (leuitikon) : le titre désigne la matière « lévitique » du livre, c’est-à-dire relevant de la responsabilité des Lévites (cf. Lv 23,32-34) ; Nombres (arithmoi) : le titre désigne les recensements des Israélites (cf. Nb 1,2 ; 26,2) ; Deutéronome (deuteronomion) : le titre (une transcription des mots grecs deutero, « second », et nomos, « loi ») évoque un roi pieux à qui on prescrit de recopier la Loi, de l’honorer et de la préserver (cf. Dt 17,18).
Ces titres grecs ne sont pas étrangers à la tradition rabbinique. Les sages reconnaissent en effet pour les « cinq livres de la Torah » (Hamešet Sifrei Torah) une deuxième série de titres proches de ceux de la LXX : Sefer Beriʾat ha-’Olam ou Sefer ma’ašeh berešit (Le livre de la création du monde), Sefer Yeṣiʾat Miṣrayim (Le livre de la sortie d’Égypte), Torat Kohanim (La Loi des prêtres), Homeš ha-Pequddim (Cinquième [partie] des recensements), Mišneh Torah (La répétition de la Torah).
Les titres de deuxième et troisième type sont ordinairement identiques en grec, avec quelques variations : les livres de Samuel et des Rois sont intitulés 1 à 4 Règnes (basileiôn A–D), les Chroniques sont intitulées 1 et 2 Paralipomènes (paraleipomenôn A–B, « livres ou passages omis »).
Quant aux Psaumes, le livre tient son nom du vocable grec psalmos qui signifie « chanter », mais aussi « la frappe » ou « le pincement » des cordes avec les doigts. Dans le Codex Vaticanus le titre est Psalmoï (« Psaumes ») avec pour sous-titre Biblios psalmôn (« livre des psaumes »), tandis que dans l’Alexandrinus le titre est Psaltêrion. Ce dernier terme renvoie à un instrument à cordes pincées qui ressemblait à la lyre ou à une harpe de petite taille (cf. Gn 4,21[LXX]). Cela montre que les psaumes sont essentiellement une prière chantée idéalement accompagnée d’instruments à cordes (cf. Ps 4,1 ; 6,1 ; etc). Par la suite, sous l’influence de l’usage chrétien, le mot psalmos est arrivé à désigner un poème sans qu’il y ait référence à l’accompagnement instrumental.
À la catégorie de titres propres à la LXX s’ajoutent également trois livres qui sont désignés à partir des mots contenus dans leurs premiers versets : Ecclésiaste, Proverbes et Lamentations. Ainsi, pour l’Ecclésiaste, le titre hébreu qōhelet désignant la fonction de prédicateur ou le prédicateur lui-même (du verbe qhl, « rassembler ») a été traduit dans la LXX par Ekklêsiastês (« homme de l’assemblée »). Pour les Proverbes, le titre hébreu mišlê (la racine mšl exprime l’idée de « comparaison », « sentence » ou « proverbe ») a été traduit en grec par Paroimiai (« proverbes »). Par contre, pour les Lamentations, la LXX semble avoir traduit non pas le titre hébreu ‘êkâ mais le nom qînôt (« chants tristes », « complaintes »), qui est l’autre titre du livre attesté par la littérature rabbinique (cf. Talmud de Babylone, Baba Bathra 15a) et auquel correspond le grec Thrênoi (« chants plaintifs »).
Les différents titres des livres bibliques propres à la LXX sont passés dans les Bibles latines. Trois d’entre eux ont été changés par Jérôme dans sa traduction d’après le texte hébreu dont il disposait : 1 et 2 Règnes sont devenus 1 et 2 Samuel, 3 et 4 Règnes sont devenus 1 et 2 Rois, 1 et 2 Paralipomènes sont devenus 1 et 2 Chroniques.
Aujourd’hui, dans la plupart des Bibles chrétiennes, il n’y a que neuf livres avec des titres d’origine grecque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombre, Deutéronome, Psaumes, Ecclésiaste, Lamentations, Proverbes. Signalons aussi que, dans les Bibles catholiques, le titre de Siracide, appelé Ecclésiastique dans la Vulgate (Liber Ecclesiasticus), dépend du grec « Sagesse de Jésus, fils de Sirach ».
Le regroupement des livres dans le TM et la LXX
Dans les Bibles hébraïques, les livres sont répartis en trois groupes : la Loi (Tôrâ), les Prophètes (Nebî’îm) et les Écrits (Ketûbîm). Les livres appartenant au premier groupe ne sont jamais transférés par les juifs dans un autre, mais les deuxième et troisième groupes ont connu des modifications.
• Pour les Prophètes (Nebî’îm), il y a deux sous-groupes : (1) les Premiers Prophètes (Nebî’îm ri’šônîm) : Josué, Juges, Samuel, Rois. Cette désignation s’explique par une tradition qui attribuait la composition de ces livres à des « prophètes », Josué pour le livre qui porte son nom, Samuel pour les Juges et Samuel, Jérémie pour les Rois (cf. Talmud de Babylone, Baba Bathra 15a) ; (2) les Derniers Prophètes (Nebî’îm ‘ahărônîm) : Isaïe, Jérémie, Ezéchiel (Gedōlîm nebî’îm, « les grands prophètes ») et les Douze (en hébreu Trey-’ăśar). Le titre de « Douze » qualifie les « petits prophètes », au sens que le texte de chacun d’eux est beaucoup plus bref que ceux des « grands ». Le Talmud de Babylone suggère qu’on a pris soin de les réunir parce qu’ils « étaient courts et risquaient d’être perdus » (cf. Baba Bathra 14b).
• Parmi les Écrits (Ketûbîm), il y a trois sous-groupes : (1) les livres de « vérité » (en hébreu Sifre ‘emet), ainsi nommés par acronyme de leurs titres hébreux : Job (‘iyyôb), Proverbes (Mišlê) et Psaumes (Tehillîm) ; (2) « les cinq Rouleaux » (Ḥāmēš megillôt) lus lors de fêtes : Cantique des cantiques (à Pessah, Pâque), Ruth (à Shavouot, Pentecôte), Lamentations (lors de la commémoration de la destruction du Temple), Qohéleth (à Sukkot, Cabanes) et Esther (à Pourim, les Sorts) ; (3) « les derniers écrits » (Ketûbîm ‘ahărônîm) : Daniel, Esdras-Néhémie et Chroniques qui sont tous des écrits historico-prophétiques récents.
Le changement de support (le passage du rouleau au codex) a impliqué pour la LXX non seulement la réunion dans un seul volume des écrits retenus par l’Église comme canoniques, mais aussi des choix d’agencement des livres. Par rapport au TM, dans les trois grands codices des IVe et Ve siècles, seule la disposition de la Loi (Nomos) reste inchangée. Il n’en est pas de même avec les Prophètes et les Écrits.
Selon l’édition critique de la LXX d’Alfred Rahlfs, les Premiers Prophètes sont séparés des Derniers par des livres poétiques issus pour la plupart des Écrits (Psaumes, Odes, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique, Job, Sagesse, Siracide et Psaumes de Salomon). Les livres non poétiques des Écrits sont distribués soit parmi les Premiers Prophètes en tant que livres historiques (Ruth, 1 et 2 Paralipomènes [1 et 2 Chroniques], 2 Esdras [Esdras-Néhémie] et Esther), soit parmi les Derniers Prophètes en tant que livres prophétiques (Lamentations et Daniel). Cette distribution est clairement due à la volonté d’organiser les livres en fonction de leur contenu, de leur caractère littéraire ou de leurs auteurs supposés. Selon ce principe, le livre de Daniel est rangé dans tous les codices de la LXX avec les « grands » prophètes (Isaïe, Jérémie et Ezéchiel), Ruth suit les Juges, tandis que le Cantique est situé après l’Ecclésiaste.
Dans beaucoup de listes canoniques des Pères grecs, cet agencement propre à la LXX reçoit une reconnaissance explicite. Ainsi, Cyrille de Jérusalem (Homélies catéchétiques IV, 35), Grégoire de Nazianze (Poème I, 12) et Léonce de Byzance (Sur les hérésies II) divisent les livres de l’Ancien Testament en trois groupes : (1) douze livres historiques : Pentateuque / Jésus fils de Navé [= Josué] / Juges / Ruth / 1 à 4 Règnes / 1 et 2 Paralipomènes / Esdras A et B / Esther ; (2) cinq livres poétiques : Job / Psaumes / Proverbes / Ecclésiaste / Cantique des cantiques ; (3) cinq livres prophétiques : les Douze Prophètes / Isaïe / Jérémie / Ezéchiel / Daniel.
De son côté, Épiphane de Salamine (Des poids et des mesures 22-23), suivi plus tard par Jean Damascène (Foi orthodoxe IV, 17), s’efforce de grouper les livres en quatre « pentateuques » (groupes de cinq livres) plus deux livres isolés : (1) le pentateuque de la Loi de Moïse (Genèse, Nombres, Lévitique, Exode, Deutéronome) ; (2) le pentateuque poétique (Job, Psaumes, Proverbes de Salomon, Ecclésiaste, Cantique des cantiques) ; (3) le pentateuque des hagiographes (Jésus fils de Navé, Juges avec Ruth, 1 et 2 Paralipomènes, 1 et 2 Règnes, 3 et 4 Règnes) ; (4) le pentateuque prophétique : les Douze Prophètes, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel ; à la fin, s’ajoutent Esdras A et B et Esther.
Les informations fournies par ces deux types de listes nous montrent que le regroupement des livres dans la Bible grecque est d’origine littéraire et non pas historique et que l’ordre des groupes est, dans une certaine mesure, susceptible de variations. Le Pentateuque a toujours la priorité, les « Prophètes » closent l’Ancien Testament, tandis que la position des « Livres poétiques » et « historiques » varie. Le Vaticanus place les « Livres poétiques » avant les « Livres prophétiques » (au contraire des Sinaïticus et Alexandrinus) ; cet ordre est soutenu par la grande majorité des Pères grecs et latins, ainsi que par les listes canoniques des conciles de Laodicée (vers 360, canons 59-60), de Carthage (vers 397, canon 47) et celles des Constitutions apostoliques (fin du IVe siècle, canon 85).
La tendance ultérieure de regrouper les livres de l’Ancien Testament en Pentateuque, Livres historiques, Livres poétiques et sapientiaux et Livres prophétiques est donc déjà perceptible dans le Codex vaticanus. La logique d’un tel classement est d’avoir un déroulement linéaire de l’histoire du peuple d’Israël, orientée vers la réalisation des prophéties messianiques. Le centre des Écritures est ainsi déplacé vers la venue du Christ, dont l’accomplissement fait l’objet du Nouveau Testament. Si la Bible hébraïque, elle, se termine avec les Chroniques, cela s’explique probablement par les derniers mots du livre qui reprennent l’édit de Cyrus où les Juifs sont invités à « monter » à Jérusalem pour reconstruire le Temple. Le canon hébreu est ainsi orienté vers un retour des Juifs à Jérusalem.
L’ordre des livres dans le TM et la LXX
Dans l’édition critique de la LXX, le Pentateuque est le seul ensemble qui garde l’ordre interne de la Bible hébraïque (attesté pour la première fois dans la Bible de Venise éditée par Jacob ben Hayyim en 1524-1525). Pour les autres groupes, il y a des changements assez importants, reflétés par la diversité des principaux codices grecs, et sans doute influencés par l’ordre des listes canoniques de certains conciles ou Pères de l’Église.
• Dans les « Livres historiques », on retrouve d’abord l’ordre des Premiers Prophètes selon le TM : Josué, Juges, Samuel et Rois avec une addition après Juges : Ruth. Dans le TaNaK, Ruth figure parmi les Écrits et, selon le Talmud de Babylone, il est même placé en tête avant les Psaumes (cf. Baba Bathra 14b-15a). Dans la LXX, son insertion entre Juges et Règnes peut s’expliquer par le souhait de faciliter la transition entre ces deux livres en proposant une sorte de légende sur l’origine de la famille davidique.
La liste continue avec onze livres, dont quatre proviennent des Écrits du TM : 1 et 2 Paralipomènes (1 et 2 Chroniques), Esdras B (Esdras-Néhémie) et Esther (avec des suppléments), tandis que les sept autres sont propres à la LXX : Esdras A, Judith, Tobit, 1 à 4 Maccabées. Cette disposition, peut-être inspirée par le Codex sinaïticus, cherche à privilégier l’ordre chronologique des événements. L’histoire d’Israël est ainsi racontée de Josué jusqu’au temps des Maccabées. La proximité d’Esther, de Judith et de Tobit dans beaucoup de manuscrits est peut-être due à une intention pastorale : regrouper les livres « destinés aux débutants ».
• Dans les « Livres poétiques et sapientiaux », l’ordre de la LXX est très différent du TM. Dans le TaNaK, les livres formant les Écrits sont au nombre de onze : Psaumes, Proverbes, Job, Cantique, Ruth, Lamentations, Qohéleth, Esther, Daniel, Esdras-Néhémie, 1 et 2 Chroniques. Mais cet ordre a été moins stable que celui de la Loi et des Prophètes. Ainsi, on trouve dans le Talmud de Babylone la liste suivante : Ruth, Psaumes, Job, Proverbes, Qohéleth, Cantique des cantiques, Lamentations, Daniel, Esther, Esdras-Néhémie et Chroniques (cf. Baba Bathra 14b-15a). Des manuscrits hébreux placent cependant les Psaumes en premier, suivis ensuite par Job, Proverbes, Ruth, Cantique, Qohéleth, Lamentations, Esther, Daniel, Esdras-Néhémie et Chroniques en dernier (cf. le Codex oriental 2201 [1246], et beaucoup de manuscrits et éditions imprimées). D’autres encore disposent d’abord les Chroniques puis les Psaumes, Job, etc. (cf. le Codex d’Alep vers 920, le Codexde Leningrad de 1008, le traité médiéval de grammaire Adath Deborim de 1207 et le manuscrit Harley 5710-5711 de 1230). C’est seulement à une époque tardive qu’on a regroupé Ruth, Cantique, Qohéleth, Lamentations et Esther en une collection de « cinq rouleaux » (Megillot).
Des onze Écrits du TM on en retrouve seulement cinq parmi les « Livres poétiques et sapientiaux » de la LXX : Psaumes, Proverbes, Ecclésiaste (Qohéleth), Cantique des cantiques et Job. S’ajoutent trois écrits propres à la LXX : Sagesse [de Salomon], Sagesse de Sirach (= Ecclésiastique) et Psaumes de Salomon. Dans les grands codices, les Psaumes sont suivis des livres attribués à Salomon (Proverbes, Ecclésiaste, Cantique des cantiques, Sagesse [de Salomon], Ecclésiastique) ainsi que de Job (la Vulgate, elle, tendra à regrouper Job avec Esther, Tobit et Judith, formant ainsi un sous-groupe des livres historiques).
Nous remarquons aussi que dans les trois codices, le Psautier se conclue avec le Psaume 151. Dans l’Alexandrinus, s’ajoutent les quatorze Odes à usage liturgique tirées de livres divers de l’Ancien et du Nouveau Testaments.
• Dans les « Livres prophétiques », l’édition critique de la LXX offre trois changements d’ordonnancement par rapport au TM : (1) l’ensemble des Douze « petits prophètes » est placé avant Isaïe, Jérémie et Ezéchiel (ce qui correspond aux codices Alexandrinus et Vaticanus) ; (2) concernant l’ordre des « petits prophètes », le TM propose Osée, Joël, Amos, Abdias (Obadia), Jonas, Michée, etc., tandis que la LXX a Osée, Amos, Michée, Joël, Abdias, Jonas, etc. ; (3) enfin, à Isaïe, Jérémie et Ezéchiel, la LXX ajoute Daniel ; de plus Jérémie est suivi des Lamentations ainsi que Baruch et la Lettre de Jérémie, deux écrits qui ne figurent que dans la LXX.
Comme nous pouvons le constater, les trois grands codices de la LXX connaissent une grande variété au niveau de l’ordre des livres à l’intérieur de chaque groupe. L’édition critique de la LXX a tenté de les harmoniser à partir des listes canoniques de certains conciles ou des Pères de l’Église. À l’exception des « Livres prophétiques », cet ordre des livres est grosso modo celui de nos Bibles modernes.
Le nombre de livres dans le TM et la LXX
La Bible hébraïque compte 24 livres canoniques : cinq pour la Loi, huit pour les Prophètes et onze pour les Écrits. Ces livres correspondent aux 39 livres de l’Ancien Testament reconnus par tous les chrétiens comme canoniques. La différence entre les deux nombres s’explique par le fait que plusieurs écrits, considérés comme un seul livre dans la tradition juive, sont distincts dans la LXX : 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois, les Douze prophètes, Esdras-Néhémie, 1 et 2 Chroniques. À travers la Vulgate, cette division des livres de la LXX va s’imposer dans toutes les Bibles chrétiennes. Elle pénètre même dans les Bibles hébraïques du XVIe siècle, notamment dans les éditions de Daniel Bomberg (Venise, 1516-1517) et de Jacob ben Hayyim (Venise, 1524-1525) qui serviront de base à toutes les Bibles hébraïques postérieures.
Le nombre de 24 livres est traditionnel en judaïsme. À la fin du Ier siècle apr. J.-C., Flavius Josèphe connaît néanmoins une collection de 22 livres seulement (Contre Apion 1, 38-42). Mais le quatrième livre d’Esdras (daté du début du IIe siècle apr. J.-C.) justifie le chiffre de 24 (cf. 4 Esd 14,37-48) qui, par la suite, sera appuyé par le Talmud de Babylone (cf. Baba Bathra 14b-15a) et la littérature rabbinique (cf. Qohélet Rabba 12, 11-12 ; Shir ha-shirim Rabba 4, 22).
Plusieurs témoignages chrétiens des IIIe et IVe siècles ramène le nombre à 22 afin, semble-t-il, de correspondre au nombre de lettres de l’alphabet hébreu. C’est ainsi chez Méliton de Sardes, Origène, Athanase d’Alexandrie (Lettre Festale 39), Cyrille de Jérusalem, Épiphane de Salamine, Jérôme(Préface aux livres de Salomon), etc., ainsi que dans la liste du concile de Laodicée (canons 59-60). La différence entre 22 et 24 livres tient à Ruth et Lamentations. Ou bien on en fait deux livres indépendants, ou bien Ruth est considéré comme un appendice des Juges, tandis que Lamentations est associé à Jérémie.
Bien que les auteurs chrétiens donnent le nombre de 22 livres, il faut noter que les titres, le regroupement et l’ordre interne des livres dans leurs listes suivent toutes les particularités de la LXX. Ceci est valable également pour le texte, ce qui veut dire qu’Esther comprend des ajouts grecs absents de la version hébraïque ; que Daniel ne fait qu’un seul livre avec la « Prière d’Azarias » et le « Cantique des trois enfants » (Dn 3,24-90), l’histoire de Susanne (Dn 13), « Bel et le dragon » (Dn 14) ; que Jérémie inclut Baruch et la Lettre ; que 1 et 2 Esdras correspondent à Esdras A et B ; enfin, que le Psautier se termine avec le psaume 151.
Dans l’édition critique de la LXX, à côté des 39 livres du TM, il y a quinze autres livres qui n’ont pas été retenus dans le canon hébreu : Tobit, Judith, Sagesse, Siracide, Baruch, Lettre de Jérémie, 1 à 4 Maccabées, 3 Esdras, Odes, Psaumes de Salomon, Histoire de Susanne, Bel et le Dragon. Ces textes, transmis seulement par la LXX, circulaient dans le judaïsme de l’époque. Après la clôture du canon de la Bible hébraïque, ils ont continué à être lus dans l’Église, ce qui explique leur présence dans les trois grands codices Vaticanus, Sinaïticus et Alexandrinus. Cependant, il n’y a pas deux codices qui contiennent exactement le même nombre de livres ou qui les disposent dans le même ordre. En fonction de leur contenu, ces textes se trouvent dans les divers groupes des livres de la LXX, à l’exception du Pentateuque.
La LXX, pont entre le canon juif et le canon chrétien
Après l’exposé de ces « écarts » existants entre le TM et la LXX, nous pouvons terminer par une brève considération sur l’importance de la LXX dans la fixation du canon chrétien de la Bible. Souvent oubliée dans les études théologiques, la LXX est en effet au cœur du problème et mérite notre attention.
Comme nous l’avons vu, l’Ancien Testament, tout en étant traduit à partir des textes hébreux, continue à maintenir la structure générale de la version grecque en quatre parties. Dans les éditions contemporaines, seules la TOB, la Bible en français courant et la Bible, nouvelle traduction (Bayard) ont choisi la structure hébraïque du TaNaK ; toutes les autres, qu’elles soient catholiques ou protestantes, se situent, de près ou de loin, dans le sillage de la LXX. Cela tient à ce que les premiers chrétiens ont reçu les Écritures saintes dans leur forme grecque. Les différences d’ordre, de regroupement et de nombre des livres de l’Ancien Testament à l’intérieur des grands codices nous rappellent qu’on était encore, au IVe siècle, dans une phase de délimitation du canon chrétien. Néanmoins, une fois que l’Église a ajouté aux livres de la LXX ses propres Écritures, nous pouvons parler d’un premier corpus normatif de livres : l’Ancien et le Nouveau Testaments. Par la suite, la réunion de ces deux collections à l’intérieur d’un même volume aura comme résultat la création d’un cadre rédactionnel typiquement chrétien ouvert à beaucoup d’interprétations.
© Stefan Munteanu, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 177 (septembre 2016), « La Loi dans l’évangile de Matthieu », p. 59-70