Quelle est la signification de la longue marche des Hébreux avec Moïse dans le désert ?

La description du départ du Sinaï (10,11-28) et les rappels de l'objectif visé feraient attendre une marche rapide et conquérante. C'est seulement en 21,31-35 qu'elle prend ce caractère quand Israël conquiert les royaumes amorites à l'est du Jourdain.

Au centre du livre on a plutôt la description d'une errance à travers le désert, on ne mentionne plus le but que pour le dire inaccessible et on ne voit plus pourquoi il faut encore marcher. C'est ce qui s'exprime dans l'avant-dernière crise : "Le peuple perdit courage en chemin; il se mit à critiquer Dieu et Moise : Pourquoi nous avez-vous fait monter d'Égypte ? Pour que nous mourrions dans le désert ! Il n'y a ici ni pain ni eau et nous sommes dégoûtés de ce pain de misère (la manne) ! " (21,4-5). Or c'est justement de mourir dans le désert qu'il s'agit.

L'errance dans le désert est une punition : "Vos cadavres vont tomber dans ce désert. Vos fils seront nomades dans le désert pendant quarante ans; ils porteront la peine de vos infidélités jusqu'à ce que vos cadavres soient tous étendus dans ce désert. Comme votre exploration du pays a duré quarante jours, ainsi, à raison d'une année par jour vous porterez pendant quarante ans la peine dé vos fautes" (14,32-34).

Le petit nombre d'étapes mentionnées pour meubler les quarante ans annoncés à Qadesh fait supposer de longs séjours dans certaines d'entre elles. Le mot employé pour le désert (midbar), ne désigne pas un lieu totalement aride; c'est plutôt une steppe où les moutons peuvent pâturer à certaines saisons. Ce qui explique la sentence de 14,33 qui se traduit littéralement : "Vos fils seront bergers dans le désert pendant quarante ans". Pour La deuxième génération les quarante ans seront en quelque sorte un stage de vie semi-nomade à l'exemple de leurs ancêtres. Notons, à ce propos, que ces ancêtres ne sont pas cités dans les Nombres, sauf une mention des pères en 11,12 et 20,15. Mais la péninsule du Sinaï n'est quand même pas le cadre idéal pour l'élevage.

Finalement, qu'est-ce qu'Israël a retiré de ces quarante ans ? Le seul élément certain c'est que les effectifs ont été renouvelés, ce que vérifie le second recensement : "Parmi les recensés il ne restait plus un seul homme de ceux qu'avaient recensés Moïse et Aaron... dans le désert du Sinaï" (26,64). C'est donc un peuple neuf, né et éduqué dans le désert, qui va entrer en Canaan. Est-ce pour autant un peuple au cœur nouveau ? Les mises en garde qui lui seront adressées ne permettent pas de le penser. Un autre acquis de cette dure période c'est la confirmation des structures et des institutions du peuple. Mais c'est au cours des séjours aux diverses haltes que cela s'est réalisé.

De la marche comme telle, la leçon qui se dégage, c'est qu’Israël est un peuple en marche. Comme ses ancêtres, il dit savoir marcher, quitter le pays des sécurités. Certes, on lui promet un pays où il s'installera et les derniers chapitres du livre légifèrent pour cette installation. Mais ce don n'est pas inconditionnel : "Vous chasserez devant vous tous les habitants du pays... Et si vous ne les chassez pas, ceux que vous aurez laissés... seront pour vous des ennemis dans le pays où vous allez habiter. Et je ferai pour vous ce que j'ai pensé faire pour eux" (33,52-56), c'est-à-dire vous chasser du pays.

La non-installation est encore plus nette pour le sanctuaire. Celui que décrit Ex 25-28 et encore Nb 3,25 – 4,32; 10,17.21; etc., est démontable et transportable. Tout au long de la marche, il accompagne le peuple. Et rien n'indique qu'il doive se fixer quand le peuple s'installera en Canaan (cf. 2 S 7,6-7).

De même que le texte ne décrit pas la marche pour elle-même (tout se passe aux étapes), il ne dit rien du désert dans lequel elle s'effectue. Le Deutéronome parle des déserts traversés et évoque l'horreur que suscite leur souvenir (Dt 1,19; 8,15). Rien de tel dans les Nombres. On s'intéresse uniquement au peuple et non au cadre dans lequel il a vécu une expérience exceptionnelle. Le désert n'y est que le lieu vide où on ne rencontre personne, le lieu qu'on doit simplement traverser et dont on restera prisonnier pendant quarante ans. Ce n'est donc pas ici qu'il faut chercher une théologie ou une spiritualité du désert.

 

© Pierre Buis, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 78 (Novembre 1991), « Le livre des Nombres », p. 21-23.