Cette lettre de Jacques baigne dans l'univers mental de la société gréco-romaine du premier siècle...
À première lecture, la lettre de Jacques nous semblait intéressante, voire séduisante, parce qu'elle parle de problèmes sociaux. Au cours de la recherche, nous avons mieux découvert que son rapport à la société est plus complexe et plus contradictoire que nous ne l'imaginions.
Dans la société du premier siècle
Cette lettre baigne dans l'univers mental de la société gréco-romaine du premier siècle. Sa langue en garde des traces : multiplication des impératifs, emploi de mots rares, utilisation de la rhétorique grecque et des procédés de discussions rabbiniques... Ce système linguistique révèle une idéologie aux multiples composantes: conception du pouvoir et de l'autorité, séduction pour une anthropologie universaliste et abstraite, recherche d'un idéal d'humanité marqué par l'endurance, la perfection et la maîtrise des désirs sensibles. A travers ce système de représentations transparaissent les traits de la philosophie stoïcienne popularisée à l'époque. S'y mêlent des aspects de l'univers mental juif: notion de Dieu (Seigneur Sabaoth) et de l'histoire (Parousie).
Dans le fonctionnement de la langue et de l'imaginaire qui y est tissé se décodent des antagonismes profonds à l'œuvre dans la (les) communauté(s) et dans la société: division croissante entre riches et pauvres, interprétations différentes de la vie chrétienne (foi et/ou œuvres), engouement ou refus de nouvelles pratiques d'enrichissement (commerce). Ces difficultés vécues dans les communautés sont en rapport avec les transformations de la société: accentuation du mépris du travail, fascination de la richesse, comportements évergétiques, utilisation de la justice pour s'enrichir, répression des émeutes.
Les distorsions de la foi
En mettant à jour les articulations entre textes et représentations sociales, la lecture proposée fait percevoir, au moins partiellement, comment la foi s'est exprimée dans le pensable, l'imaginable, le perceptible de cette époque. Dans cet univers idéologique, le discours chrétien introduit, avec plus ou moins de facilité, des distorsions.
Le texte laisse transparaître l'attirance de son auteur pour la stabilité, l'immobilité, ces valeurs « positives » qui lui servent de guide pour concevoir la notion de Dieu; il rompt pourtant avec elles par l'insistance sur la promesse et la parousie. Il n'arrive pas, non plus, à articuler parfaitement foi et œuvres il n'en souligne pas moins les conséquences mortelles pour la foi qu'entraîne leur séparation. Il ne perçoit certes pas les causes de l'injustice sociale; mais il privilégie les pauvres et dénonce leur exploitation en s'appuyant sur la tradition biblique. Il reste profondément marqué par la loi juive; mais il la dépasse en parlant de « loi de liberté ». Ces distorsions jamais isolables en elles-mêmes, gardent les tracés de la subversion opérée par les pratiques et le discours chrétien dans l'horizon idéologique du premier siècle.
Cet impact de la foi se conjugue, bien entendu, avec les effets que le texte veut produire chez ses destinataires. L'identité de l'auteur et le type de relation qu'il entretient avec ses lecteurs sont certes voilés. La distance ainsi obtenue n'interdit pourtant pas au texte de chercher à persuader ses destinataires de bien des manières, il les interpelle par l'emploi fréquent des impératifs et du terme « frères », il se joint parfois à eux en disant « nous ». Par ces procédés, il veut obtenir l'adhésion, influencer des pratiques, faire vivre des distorsions comme ferment évangélique.
Et aujourd’hui…
Cette étude nous a permis de mieux saisir que la parole croyante exprimée dans la lettre de Jacques (et donc dans toute la Bible) est tissée dans les représentations sociales de cette époque. Il ne s'agit donc pas de la répéter ni même de l'actualiser en lui ôtant ce qui est daté. Il s'agit de prendre en compte la distance entre ce texte et nous-mêmes pour parler Jésus-Christ dans notre langue. Dans une société différente de celle de Jacques nous sommes ainsi amenés à produire notre propre texte en sachant qu'il est lui-même « historisé ».
Pour opérer ce travail d'écriture, nous mettons en rapport notre expérience, en particulier avec les textes bibliques. Effectuée dans la logique de la lecture proposée, cette mise en rapport permet de vérifier si nos textes laissent transparaitre des distorsions a homologues » à celles que nous rencontrons dans les écrits bibliques'. L'exemple de Jacques nous invite également à parler la foi dans une langue qui nous implique, influence nos modes de vie, et espère ainsi obtenir l'adhésion.
© Collectif, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 61 (octobre 1987), « La lettre de Jacques. Lecture socio-linguistique », p. 67-68.