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Matthieu, Jacques et Paul peuvent être envisagés sous l'angle de la complémentarité. Ainsi, en écoutant Paul, le baptisé recevra de sa réflexion une meilleure compréhension de la dimension théologique de la justification. À la suite de Paul, il découvrira que la justice de Dieu est fondamentalement salvifique et que parler de justification c'est évoquer une œuvre de re-création. Qui d'autre d'ailleurs que le Dieu créateur pouvait être à l'origine d'une telle œuvre ? Juste, Dieu l'est donc d'une manière unique, puisqu'il est le seul à connaître le cœur de l'homme et à pouvoir répondre à son attente la plus profonde.

De Paul, le baptisé recevra également une meilleure compréhension de sa vocation : ajusté de par la grâce de Dieu à son être de fils de Dieu et de frère, il lui faut apprendre à vivre selon la loi de l'Esprit (Rm 8; Ga 5,13-25). Il sait désormais que la justice voulue par Dieu dépasse la simple obéissance à des préceptes. Elle est fondamentalement un don. Se dépouiller de son Moi, fonder son existence sur la certitude que l'amour de Dieu enveloppe le moindre de nos gestes (Rm 8,31-39) et recueille l'offrande de nos existences (Rm 12,1), c'est établir entre lui et nous la relation même de la justice qui naît de la foi.

De Matthieu, le disciple du Christ recevra la conviction que le salut s'inscrit nécessairement dans des actes et une fidélité vécue dans le geste et la parole. Conçu dans la perspective d'une justice à rechercher sans cesse, l'agir est le lieu où se forge l'identité devant Dieu, cette identité qui sera reconnue au jugement dernier. La loi comprise comme un appel inconditionnel à l’amour fraternel, préserve alors le croyant du danger de l'évasion spiritualiste. Elle rappelle que la condition chrétienne n'a pas comme aboutissement la simple communion spirituelle avec le Seigneur, mais qu'elle engage à une responsabilité active et fraternelle (Mt 7,21) surtout vis-à-vis des plus petits et des plus faibles (25,31-46). Car la loi est inséparablement grâce et exigence.

De la lettre de Jacques, le croyant apprendra que la foi chrétienne n'est pas simple adhésion intellectuelle (Jc 1,19), mais qu'elle exige, pour rester vivante, de s'inscrire dans la fidélité, dans la persévérance, dans la modération et la tempérance. De Jacques, le croyant recevra également l'exigence de traduire dans les faits, et non dans de pieuses généralités, la « loi royale » de l'amour (2,8). Enfin, le lecteur de cette lettre comprendra que, pour être vivante et féconde, la foi se doit d'être parfois dissidente. Cela est tout particulièrement vrai lorsque la justice la plus élémentaire est bafouée (5,4) et la dignité des plus pauvres méprisée (cf. 2,1ss). Il faut alors aller puiser dans le regard de Dieu lui-même (2,5) la force et la capacité de s'insurger. C'est bien le signe que le souci de la justice est une dimension de la foi et de la justification reçue.

Enfin, de Matthieu, comme de Jacques et de Paul, on retiendra que la perspective du jugement qui traverse l'ensemble du Nouveau Testament n'est pas là pour conduire à une morale de la peur mais à une éthique de la responsabilité. Car il y va du sérieux de la vie et de la foi. On se souviendra ici du refrain de Jésus, répétant par trois fois, à propos de l'aumône, de la prière et du jeûne : « Ton Père; qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,4.6.18). Ce triple « te le rendra » évoque, à première vue, une récompense à venir et pourrait inviter à un calcul intéressé. En rester là reviendrait à oublier que s'il faut rechercher la justice, aucun acte de piété, aucune œuvre humaine ne vaut que si l'on accepte de se livrer au regard et au jugement de Dieu. C'est cela lui faire justice, et c'est du même coup attendre et confesser sa justice.

© Pierre Debergé, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 115 (Mars 2001), « La justice dans le Nouveau Testament », p. 58-59.