Lire suppose quelqu'un – un sujet – qui lit...

La place du lecteur
Le sujet qui lit est :

• quelqu'un qui parle, qui maîtrise un peu le fonctionnement des phrases, qui possède un dictionnaire pour lequel les mots désignent autre chose qu'eux-mêmes, qui a aussi appris à exprimer des choses par le ton de la voix, les sous-entendus, les silences ;

• quelqu'un qui reçoit un savoir d'une tradition culturelle et religieuse. Un savoir qui est un monde de représentations sans lequel il serait impossible de communiquer avec d'autres, de se repérer dans la nature ou l'espace social;

• quelqu'un qui a une histoire personnelle faite d'expériences émotionnelles, de rencontres, de ressenti corporel. Cette histoire est constituée d'une partie que l'on sait (consciente) et de ce que l'on porte à son insu.

Lire n'est pourtant pas un acte purement subjectif, car les textes obéissent à des lois exprimées par des modèles que nous avons esquissés dans l'introduction : le narratif (le scénario et les personnages), le discursif (la mise en scène) et l'énonciatif (l'interpellation des lecteurs), Si du sens advient pour un sujet lecteur tributaire d'une langue, d'une culture et d'une personnalité singulières, ce n'est pas dans n'importe quelles conditions. Être au hit des lois de l'émergence du sens pour un lecteur non seulement évite le délire, mais donne la possibilité de faire surgir une potentialité de sens insoupçonnée à la première lecture.

Lire le texte
Prenez maintenant le temps de lire attentivement le texte proposé. C'est une histoire. Quel est le problème au début ? Comment ce problème est-il résolu ? Où cela se passe-t-il ? Qui intervient ? Qui est témoin ? Les personnages sont-ils transformés ? Sur quoi est focalisé le récit ? Qu'est-ce qui vous semble étrange ?

Rappelons qu'à cette étape, l'important est d'arriver à mémoriser le texte en détail et de pouvoir éventuellement formuler les questions qu'il vous pose.

Les limites du texte

Le texte se situe dans un récit qui l'englobe. Qu'est-ce qui justifie la délimitation choisie ?

Les trois unités. Le critère principal à retenir est celui d'une unité globale de temps, d'acteurs et de lieu. Avant notre passage, il y a l'épisode de la Transfiguration, sur la montagne (autre lieu), avec uniquement Jésus et trois disciples. Ici il y a en outre les autres disciples et une foule. Après le passage, Jésus et ses disciples partent de là pour traverser la Galilée.

Le contexte. Une observation rapide de ce qui entoure le passage ouvre parfois un chemin de lecture. Celui-ci est situé entre deux annonce de la Passion où il est question de la souffrance. et du rejet du Fils de l'homme, de sa mort et de son relèvement (traduit communément par " résurrection "). De plus, juste avant le passage, Jésus pose la question " Comment a-t-il été écrit du Fils de l'homme qu'il doive beaucoup souffrir et être méprisé ? " (Mc 9, 12). Notre récit devrait, d'une manière ou d'une autre, apporter quelque chose sur ce registre : en quoi le texte est-il signifiant à propos du sort du Fils de l'homme ? Un indice nous est donné par l'utilisation du verbe relever (grec : “anistanai”) à la fois au v. 27 (" Et il se releva ") et dans les deux annonces de la Passion (v. 9-10 et 31).

L'observation du contexte ne permet pas toujours de trouver d'emblée un chemin d'exploration. Parfois, c'est après la lecture du texte que le contexte prend sens. De toute façon, une lecture attentive du passage délimité reste fructueuse.

Le découpage du texte

Il est intéressant de découper le texte en scènes (appelées situations discursives en référence au modèle discursif) sur la base d'une unité de temps, de lieu et d'acteurs, comme dans le théâtre classique.

Le temps de... Ce découpage peut donner lieu à une première caractérisation : " dans le récit c'est plutôt le temps de... " Avec intervention des acteurs.

• Le temps d'une certaine confusion (v. 14-1 6). Jésus et ses trois disciples rejoignent une foule entourant deux groupes, d'un côté des scribes, de l'autre le reste des disciples de Jésus, en discussion. Par ailleurs, à la vue de Jésus, la foule est d'abord saisie de stupeur, puis elle accourt pour le saluer. Jésus interroge sur ce qui est en jeu dans la discussion.

• Le temps de l'explication (v. 17-19). De la foule se détache quelqu'un qui prend la parole. Le problème est exposé par le père de l'enfant possédé. Jésus pose encore une question : " Jusques à quand vous supporterai-je ? " qui reste sans réponse cette fois. Il donne l'ordre d'amener l'enfant.

• Le temps du dialogue (v. 20-24). Entre l'enfant et Jésus, l'échange se résume à la réaction de l'enfant ; incapable de parler. Entre le père et Jésus, un dialogue s'instaure à partir d'une question de Jésus sur le temps de la maladie. Le père s'adresse alors à Jésus pour lui demander d'intervenir. Le dialogue continue sur la question de la foi.

• Le temps d'une renaissance (v. 25-27). Une parole d'autorité de Jésus permet la sortie de l'esprit. Mais l'enfant semble mort. Jésus le relève.

• Le temps de l'enseignement (v. 28-29). Les disciples prennent l'initiative d'une demande d'explication sur leur échec. Jésus répond.

Les axes figuratifs. Chaque scène révèle des choses nouvelles sur les axes figuratifs que sont l'espace, les acteurs et le temps. Il est utile de reprendre ces axes pour observer leur caractérisation et les transformations dont ils sont l'objet. Insistons sur les acteurs.

• L'enfant est malade d'avoir un esprit muet. Nous apprenons que cela se traduit par une chute à terre, le blocage de la parole (grincement des dents, écume) et une apparence de mort. La maladie le met en danger de mort (le feu et l'eau). Son avenir est compromis.

• Le père est en quête d'un médecin ou d'un exorciste pour la guérison de son fils. Il se révèle comme croyant dans le dialogue avec Jésus.

• Jésus est reconnu comme expert en traumatologie, mais il se manifeste aussi comme spécialiste de spiritualité (la foi, la prière).

• Les disciples sont des soignants en formation. Ils sont tombés sur un cas qui est hors de leur portée. Ils veulent comprendre pourquoi ils ont échoué.

• La foule est en quête de spectaculaire.

• Les scribes sont gens de discussion, n'agissant pas.

• L'esprit est aussi un personnage. Il est muet... et sourd bien qu'obéissant à l'injonction de Jésus. Il est présenté comme la cause de la maladie.


La structure narrative
Le modèle narratif

Le modèle narratif propose quatre phases qui permettent de passer d'une situation initiale problématique à une situation finale où le problème est soit résolu, soit déplacé.

1) La prise en main du problème (ou manipulation). Le père cherche un médecin-exorciste pour guérir son enfant. Les disciples, en l'absence de Jésus, pourraient faire l'affaire. Mais ils échouent. Comme Jésus est de nouveau là, le père essaye de le persuader d'intervenir.

2) L'acquisition de compétences pour réussir l'opération. Un savoir (les symptômes, les antécédents) sert au diagnostic. Et un pouvoir, qui s'avère, d'après Jésus, le fait d'être croyant.

3) La transformation est réalisée par l'ordre donné par Jésus et la sortie consécutive de l'esprit.

4) La sanction (au sens d'établissement d'une vérité et non pas de punition d'un coupable). La guérison est reconnue par les disciples. Jésus fait connaître que pour évaluer son action, il faut se reporter à autre chose qu'une simple action de recouvrement de la santé. Il faut se tourner vers Dieu par la prière. Jésus fait référence à un Autre.

Dans une certaine mesure, le texte est conforme au modèle narratif, ce qui assure un minimum de lisibilité pour des lecteurs habitués à entendre des histoires. Mais le schéma narratif est perturbé à plusieurs reprises, du hit de la dimension discursive.

Perturbations du schéma narratif

Première perturbation. Le schéma narratif est perturbé d'abord au niveau de la compétence. Le père cherche un thaumaturge puissant pour guérir son enfant. Or Jésus révèle qu'une autre compétence est nécessaire pour ce type de maladie : la foi. Le père alors, dans une même phrase, affirme sa foi et l'appel à Jésus pour guérir son absence de foi ! La situation est étrange. Le père aurait-il la compétence pour guérir son fils ? Apparemment pas. Le père faisait appel à Jésus pour guérir son fils malade, il fait appel maintenant à lui pour guérir son absence de foi. La maladie du fils et l'absence de foi du père sont-elles alors liées ?

Deuxième perturbation. Elle apparaît au moment de la guérison. Avec la sortie de l'esprit, cause avérée de la maladie, le problème initial devrait être résolu. Or ce qui arrive semble pire : l'enfant passe pour mort. Jésus doit intervenir pour montrer qu'il n'est qu'endormi. Sur ce, l'enfant se relève. L'expulsion de l'esprit, absolument nécessaire, est insuffisante. Jésus a bien précisé à l'esprit : " ...et n'y entre plus ". Le fils serait-il si vulnérable ? Il ne suffit pas d'expulser temporairement l'esprit, mais il faut agir de sorte que celui-ci ne puisse jamais revenir. Peut-être cette vulnérabilité a-t-elle à voir avec l’absence de foi du père... ou de toute la " génération " comme le laisse entendre Jésus à celui-ci (v. 19).

Troisième perturbation. Elle se lit dans la phase de sanction. Nous aurions attendu que Jésus soit reconnu comme un héros, comme celui qui est plus fort que les esprits récalcitrants. Reconnu par le père, par la foule, par les disciples et peut-être par les scribes. Mais, à la maison, Jésus révèle à ses disciples interrogateurs que le genre d'esprit en question ne peut être expulsé que par la prière. Étrange, car il n'est pas dit que Jésus lui-même ait prié ! Qu'est donc cette prière ? Ainsi est introduit, à la fin du texte, un autre personnage, non nommé : Celui qu'il faut prier.

La logique narrative porte des traces de perturbations impliquées par le niveau discursif. Il est temps d'y revenir.

Une figure du texte parmi d’autres
Dans cette première leçon, nous ne nous intéresserons qu'à une des figures du texte : celle portée par le fils possédé.

La figure du fils possédé

Pour la foule, l'enfant est l'occasion d'être témoin d'un miracle, de quelque chose d'extraordinaire. Pour le père et les disciples, il est un corps victime d'une maladie due à un parasite qui s'est introduit en lui, parasite caractérisé par le mutisme. Le lecteur pourra aussi poser son diagnostic sous la forme d'une maladie neurologique appelée épilepsie - certaines bibles y invitent en donnant comme sous-titre " guérison d'un enfant épileptique ".

Entre vie et mort. Avec Jésus, qui interroge le père sur l'histoire de la maladie, l'enfant apparaît comme le lieu d'un combat entre le désir de vivre et le désir de mourir. En effet, l'enfant est toujours vivant, et pourtant il a été poussé dans le feu et l'eau à maintes reprises. Les symptômes révèlent aussi ce combat : il s'agite comme un vivant qui essaierait de parler sans y arriver, et il se dessèche comme un cadavre. On découvre aussi avec Jésus que le mutisme est dû à une surdité (v. 25). Si le fils ne parle pas c'est peut-être qu’il n’a pas pu entendre de la parole dès son enfance. Il eût fallu pour cela que le père soit le sujet d'une parole, ce qui ne semble lui arriver qu'au moment où, entendant Jésus, il lui répond : " Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ".

Engendré par l'incrédulité. Le fils n'est pas seulement un cas pathologique exceptionnel. Par la façon dont le texte le met en scène, il apparaît comme une expression, une représentation, une symbolisation - en un mot, une figure - de ce qu'est, au fond, la condition humaine quand elle est engendrée dans l'incrédulité. Elle est tiraillée entre la vie et la mort, elle peine à articuler des paroles vraies, elle s'agite dans tous les sens.

L'originalité de cette guérison

Une promesse. Il y a guérison puisque l'esprit muet et sourd, obéissant à l'ordre de Jésus, sort de l'enfant. Mais elle n'est pas une solution comme telle à la pathologie qui apparaît chez les fils d'une génération incrédule. Il y faut un relèvement, une résurrection, sinon le remède pourrait apparaître pire que le mal. Tentons l'hypothèse suivante : la guérison d'un fils d'humain sorti d'une génération sans foi est un prémice, une promesse, l'annonce d'une résurrection à venir.

La foi. Cette révélation n'est pas pour tous, mais pour les disciples dans le cadre restreint de la maison, où Jésus dévoile, à mi-mots, ce qu'il en est réellement : la maladie évoquée ici est celle qui atteint tout humain comme fils, et il y faut une " médecine " particulière. Elle est rendue possible par ce que le texte nomme " foi ".

Qu'est cette foi, soutenue par la prière ? L'attente de ce qui vient et non pas d'un préalable, comme pour les scribes qui attendent le retour d'Élie (Mc 9, 1l). La guérison qui nous est contée témoigne du fait qu'Élie est déjà venu : elle est le signe que la résurrection est déjà à l'œuvre, même si elle n'est pas encore complètement manifestée. Dans l'épisode précédent, Pierre, Jacques et Jean, sur la montagne de la Transfiguration, en ont eu un aperçu.

Si foi et prière se rejoignent, au moins chez quelques-uns, il est alors possible que le corps d'un Fils ressuscité arrive dans ce monde. La tâche essentielle des disciples - et des lecteurs aujourd'hui - est d'en témoigner.

© Cécile Turiot, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 139 (mars 2007), ""Lectures figuratives de la Bible",  p. 8-13..