La figure du Serviteur dans l'hymne aux Philippiens de saint Paul

Qu'est-ce qui a pu influencer cette façon de représenter la mort – et la croix – de Jésus en termes d'abaissement et d'obéissance ? De prime abord, on pense tout naturellement à une influence des chants du Serviteur d'Isaïe et en particulier au quatrième, où l'on retrouve le même schéma abaissement (Is 52,14 – 53,10a) – exaltation (52,13; 53,10b-12). Cela n'est pas impossible, d'autant plus que nous avons vu, en étudiant 1 P 2,22-25, que les communautés ont été amenées très tôt à penser la mort de Jésus à la lumière de celle du Serviteur.

Cependant il faut reconnaitre qu'ici rien n'indique clairement une influence sur l'hymne des chants d'Isaïe. Sans doute trouve-t-on dans la deuxième partie (Ph 210) la citation explicite d'un texte de ce dernier (Is 45,23), mais ce texte n'appartient pas aux chants du Serviteur. On relève également quelques affinités de vocabulaire, mais rien qui puisse « prouver à coup sûr l'imitation de ce poème par Paul ou l'auteur de l’hymne » (P. Grelot)

Mais il y a surtout une différence essentielle : Ph 2,6-11 ne mentionne nulle part l'idée de souffrance ni celle de la valeur rédemptrice de la mort de Jésus, idées très accentuées dans le cas du Serviteur, particulièrement en Is 53,3-12.

Fidèle jusqu’au bout à une double relation

Mais alors quelle signification Ph 2 6-8 donne-t-il exactement à la mort en croix de Jésus ? Celle-ci, que la mention soit de Paul ou de quelqu'un d'autre, se présente dans ce passage comme l'expression suprême, le couronnement en quelque sorte, d’une double relation. Relation d'obéissance et de fidélité à Dieu, d'une part, relation de solidarité aux humains, d'autre part.

Dans l'hymne telle qu'elle se présente, un relief considérable est donné à la croix dans la mention de laquelle s'achève et culmine en quelque sorte la section sur l'abaissement. Il est cependant clair que la croix ne saurait être isolée. Au v. 8b la préposition « jusqu'à » (mechri) la rattaché à une expérience plus vaste, la situe comme une sorte de point sommet dans la dynamique de toute une existence : « Obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix ». L’ « obéissance » : c’est-à-dire la communion au vouloir de Dieu. « Jusqu'à la mort » : c'est dire que celle-ci constitue la manifestation extérieure d'une disposition intérieure, l'expression d'une relation à Dieu maintenue jusqu'au point extrême de ses exigences.

Il n'est donc pas possible de voir la croix comme accomplissement de la volonté de Dieu sans la relier à l'existence de service dont elle représente l'aboutissement et l'expression ultime. Autrement dit, pour Ph 2,6-8, Jésus n'a pas fait la volonté de Dieu en mourant sur la croix, mais en se faisant serviteur (v. 7b). Et ce service l'a conduit jusqu'à la croix. Une crucifixion en elle-même n'a pas plus d'intérêt pour Dieu que pour des humains. Une crucifixion n'a de sens que si elle s'inscrit dans la logique de l'amour et du don, que si elle est englobée dans une fidélité.

Communion au vouloir de Dieu, la croix est aussi communion à la condition et au destin humains. « Il se vida lui-même ayant pris la forme d'esclave » : c'est ainsi que le v. 7b rend compte de cette communion. Or, nous avons vu que ce verset est à lire en relation avec son vis-à-vis le v. 8b: ce partage de la condition humaine s’est manifesté concrètement dans l'obéissance jusqu'à la mort en croix. Celui qui était « en forme de Dieu », on ne dit pas seulement qu'il est devenu homme : cela pourrait en rester au niveau abstrait de l'être. Ce qui est souligné, c'est l'aspect concret et existentiel de ce devenir homme. Devenu homme jusqu'à prendre « forme d'esclave » et à mourir en croix. C'est-à-dire au point de s'enfoncer jusqu'aux derniers abîmes de la misère humaine.

Le « oui » de Dieu en réponse au « oui » de Jésus

Grâce à la préposition « jusqu'à » du v. 8b, la mort en croix se trouve agrafée à toute l'existence qui l'a précédée, existence de communion au vouloir de Dieu et au destin humain. Mais il faut aussi tenir compte de la conjonction « c'est pourquoi » (dio kaî), qui, elle, au début du v. 9, rattache la mort en croix à l'exaltation qui l'a suivie : « ... obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix : c'est pourquoi Dieu l'a sur-exalté... » Non isolable par rapport à l'existence de service dont elle est l'aboutissement, la croix ne l'est pas davantage de la gloire dans laquelle elle aboutit.

N'y a-t-il pas là quelque chose de frappant ? Sans doute l'une des premières ébauches de la « théologie de la croix », Ph 2,6-11 se garde bien de considérer celle-ci comme une réalité fermée sur elle-même pour ainsi dire. D'une part, la croix n'a pas eu le dernier mot; elle a débouché sur la résurrection-exaltation. Cela ne prévient-il pas toute vision de la croix, toute centration sur la souffrance, l'épreuve ou l'échec, qui ne tiendrait pas compte de l'espérance ouverte par l'intervention de Dieu ?

D'autre part, ce n'est pas seulement la mort en croix qui a débouché sur la résurrection. Cela ne prévient-il pas une vision doloriste selon laquelle la croix ou la souffrance – d'ailleurs non soulignée en Ph 2,6-11 – constituerait une expérience, voire un idéal à rechercher : puisque la croix a reçu le oui de Dieu, ne se présente-t-elle pas comme une voie à suivre ? En réalité, ce à quoi Dieu a dit oui, ce n'est pas à la croix en elle-même, mais à l'existence disponible et fidèle dont elle a été l'expression suprême.

 

© Michel Gourgues, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 80 (Juin 1992), « Prier les hymnes du nouveau Testament », p. 52-54.