Dans Marc (15,38) et Matthieu (27,51), la déchirure spectaculaire du voile du Temple se présente comme l'effet immédiat de la mort de Jésus...
Dans Marc (15,38) et Matthieu (27,51), la déchirure spectaculaire du voile du Temple se présente comme l'effet immédiat – le seul dans Marc – de la mort de Jésus.
Une première question se pose à celui qui est tant soit peu informé de la disposition du Temple de Jérusalem. Celui-ci incluait deux grandes tentures : l'une était suspendue devant la porte du « vestibule » (oulam) du sanctuaire, l'autre fermait l'entrée du Saint des Saints. De laquelle des deux les évangélistes veulent-ils parler ? Le terme grec qui désigne le voile déchiré (katapétasma) est par lui-même équivoque, et c'est la raison pour laquelle l'auteur de l'épître aux Hébreux (He 9,3) se croit obligé de préciser « second voile », pour parler du voile intérieur. Pourtant l'expression « le voile du Temple » a plus de chance de désigner celui qui fermait l'entrée du sanctuaire, comme on dit « la porte de la maison » pour sa porte d'entrée, non pour celle(s) qui divise(nt) les pièces à l'intérieur. De plus, seul le voile extérieur était vu du public, puisque seuls les prêtres pouvaient pénétrer dans le sanctuaire. On en trouve la description chez Flavius Josèphe (Guerre juive, V, 210-214). Compte tenu de la dimension de la porte, on envisage une tenture de 28 m. de haut sur 8 ou 9 de large, ornée d'un décor astral. Ses dimensions imposantes et sa beauté rendent mieux compte de sa déchirure « en deux du haut en bas » telle qu'elle est décrite dans Marc et Matthieu.
Quelle est la signification d'un tel prodige ? Pour certains exégètes, le voile exerçait une fonction séparatrice et c'est la levée de cette séparation qui est signifiée. En quoi l'on perçoit l'accès des païens à Dieu, en ajoutant même parfois l'idée de révélation. Pour d'autres, c'est l'idée de destruction qui est retenue, ébauche de la ruine du Temple et de l'abrogation de son culte.
La première interprétation a principalement contre elle que les Israélites eux-mêmes ne franchissaient pas le voile extérieur à moins d'être prêtres en exercice, encore moins pouvaient-ils pénétrer au-delà du voile intérieur, privilège du grand prêtre au jour des Expiations. Cette objection ne peut être contrebalancée par la citation d'Isaïe : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations » (56,7) en Mc 11,17 et parallèles, car il ne peut être question de lire ici que le temple de Jérusalem sera désormais ouvert à tous les peuples; cette citation indique seulement la valeur du Temple aux yeux de Dieu.
La seconde interprétation en revanche se recommande à plusieurs titres. D'abord, les termes eux-mêmes sont suggestifs : il s'agit d'une déchirure non d'une ouverture, et cette déchirure s'effectue « en deux du haut en bas ». La destruction est évidente et elle n'est pas en faveur du Temple, car elle suggère la perte complète d'un élément important et particulièrement somptueux de son mobilier.
Quant à savoir quel désastre est ainsi présagé pour le Temple, il faut écarter l'idée bizarre d'une ébauche, voire d'un déclenchement de sa destruction matérielle. Effet unique et immédiat de la mort de Jésus dans les deux premiers évangiles, le prodige traduit au mieux ce qui eut lieu en cet instant et qui ne peut être la ruine du Temple, lequel, tout le monde le savait, avait subsisté bien après le drame du Calvaire. En revanche un lecteur de Marc et de Matthieu sait que la mort de Jésus est le sacrifice qui fonde la nouvelle alliance et l'étend à tous les hommes (Mc 14,24; Mt 26,28). Il en déduit sans peine qu'elle met de ce fait un terme au culte du Temple et au Temple lui-même.
L'action violente a une allure de châtiment, mais elle est plus que cela, car elle signale un tournant dans l'histoire des rapports de Dieu avec les hommes: un nouveau régime s'instaure dès le moment où Jésus meurt « en rançon pour la multitude » (Mc 10,45, par.).
Ce qu'on peut déduire du passage de Marc et de Matthieu change du tout au tout quand on aborde son correspondant dans Luc. Comme les ténèbres dans Marc et dans Matthieu, Luc place la déchirure du voile du Temple avant la mort de Jésus (Lc 23,45). Pourquoi ce transfert ? Plusieurs raisons peuvent être alléguées. Luc déplace, en effectuant des regroupements, certains éléments séparés dans ses sources2. Mais on peut aussi penser que Luc a éprouvé quelque malaise a faire d'un symbole de destruction ou de profanation I'effet direct de la mort de Jésus. Dans les vues de l'évangéliste Jésus n'abolit pas le culte du Temple, que continueront de pratiquer ses premiers disciples (Ac 2,46; 3,1). « Maison de prière », digne du plus grand respect (Lc 19,45-46), « maison de mon Père », dit Jésus (Lc 2,49), lieu privilégié de son enseignement (Lc 19,47), le Temple aura beau être emporté dans la tourmente de 70, châtiment divin, rien n'indique que, pour Luc, le culte du Temple doive encourir un blâme qui aurait provoqué ce châtiment.
De même que les ténèbres qui entourent la mort de Jésus doivent être mises en contact avec les ténèbres démoniaques, dont les ennemis de Jésus sont les instruments (Lc 22,3.53), de même le voile qui se déchire est, pour Luc, le signe de l'action démoniaque, sur le point de s'exercer pour la dernière fois avec la mort de Jésus. Mais ce suprême assaut scelle en réalité la victoire de D'eu.
© Simon Légasse, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 112 (Juin 2000), « Les récits de la Passion », p. 48-50.