Nous sommes au moment le plus attendu, celui où Dieu va visiter son peuple par la main de Judith comme celle-ci l’avait promis aux anciens de Béthulie (voir 8, 33). Il se décompose en deux étapes : l’éloignement de tout spectateur (v. 1-4a), l’action de Judith (v. 4b-10a).
Enfin seuls (13, 1-4a). Tous se retirent, fatigués : ils avaient trop bu. Mais Judith a gardé ses esprits. À sa servante comme à Bagoas, elle rappelle son habituelle sortie '' comme chaque jour […] pour la prière '' (v. 3 ; voir 11, 17 et 12, 6-7).
Le lieu de l’action est la chambre à coucher et plus précisément le lit. Holopherne y avait programmé un viol et Judith un assassinat. Chacun avait envisagé l’autre comme sa victime, mais pas pour les mêmes raisons. Holopherne, ivre, est effondré sur le lit (v. 2). C’est près du lit que Judith priera en son cur (v. 4b), c’est à la barre du lit qu’elle prendra le cimeterre (v. 6) et sur le lit qu’elle saisira la chevelure de l’homme (v. 7). À dire vrai, certains commentateurs n'hésitent pas à croire vraisemblable de la part de Judith l'acquiescement au désir d'Holopherne, malgré l'affirmation contraire en 13, 16. Ce serait faire une triple injure :
- au texte lui-même, à la personnalité de Judith et au Dieu d'Israël ;
- au texte, dans sa forme, comme dans son sens le plus élevé. Nulle part n'apparaît le fait que Judith se soit donnée, ou qu'Holopherne l'ait prise. Tout dans le déroulement du banquet infirme cette hypothèse. Il faut n'avoir jamais vu un homme véritablement saoul pour l'imaginer capable de prouesses viriles instantanées ;
- à Judith, telle qu'elle apparaît à partir du chapitre 8, où elle est dépeinte comme la femme par excellence, avec une insistance particulière sur son désir de chasteté. Il est vrai que tout est possible à la nature féminine comme masculine, et l'on est parfois très surpris de ses propres réactions ; mais il faut savoir qui l'auteur a voulu incarner dans la personne de Judith. Le dernier chapitre nous montrera à quel point une étreinte voulue ou imposée entre Judith et Holopherne n'a rien à voir avec le thème du livre ;
- au Dieu d'Israël, ce Dieu des petits, le défenseur des faibles et des veuves, le Dieu des humbles… qui enverrait sa fille préférée en Israël à ce qui est une ''honte''. Ce Dieu, qui a vengé l'outrage fait à Dina quinze siècles plus tôt et qui domine en silence toute cette histoire, laisserait, sans secourir d'une façon ou d'une autre, celle qui s'est levée pour sauver son héritage ! C'est l'inverse qu'il faut considérer et voir dans cette préservation de la chasteté de Judith : le souci d'un Dieu attentif à toutes ses créatures, jusque dans les plus petites choses ; et ce n'en est pas une ! '' (G. Labouérie, p. 101-102) .
La tête tranchée (v. 4b-10a). Avant de passer à l’action, Judith prie. Prière silencieuse, plus intime et déterminante que celle qu’elle avait fait monter avant de partir pour le camp ennemi (chap. 9). '' Seigneur Dieu […] c'est maintenant le moment de prendre soin de ton patrimoine et de réaliser mon entreprise pour broyer les ennemis qui se sont levés contre nous '' (v. 4b-5). Nous pouvons lire une prière analogue en Est C, 2-4.8 (texte grec, prière de Mardochée). L'annonce '' de la visite du Seigneur à Israël '' (8, 33) faite aux gens de Béthulie trouve un nouvel écho. Judith prie non pas pour Béthulie mais pour '' l'exaltation '' de Jérusalem selon le souhait même des anciens au moment du départ : '' Que le Dieu de nos pères te donne de trouver grâce et d'accomplir tes entreprises pour l'orgueil des fils d'Israël et l'exaltation de Jérusalem '' (10, 8).
Au moment de frapper, Judith lance une dernière invocation : '' Fortifie- moi en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël '' (v. 7). Elle insiste sur la maîtrise du temps : maintenant, en cette heure, en ce jour. Il n'y a plus de temps à perdre.
Le récit de la décollation est très sobre (v. 6-9). Tel David devant le géant philistin (1 S 17), Judith s'avance pour saisir la tête d'Holopherne. '' C'est la situation dans laquelle se trouve cette femme, obligée d'aller jusqu'au bout de l'acte contre nature de tuer un homme, cette mort étant à l'opposé de tout ce qu'elle a vécu jusque là. Au moment de trancher ce qui fait la force de l'armée d'Assour, si elle demande elle-même à son Dieu la force de frapper, il s'agit là de la force qu'elle a décrite comme celle de son Dieu, la force des humbles, des petits, celle de tous les hommes dont le sang crie justice… Entre le moment de la décision, et celui où l'on se trouve l'épée à la main au dessus d'un homme endormi, il y a un abîme qui pour être franchi, exige ''force'', non seulement pour le geste lui-même – il lui faudra s'y reprendre à deux fois (13, 8) –, mais pour le vivre toute sa vie ensuite… '' (G. Labouérie, p. 104-105). Le jeûne n'aura pas affaibli le poignet de Judith. Holopherne décapité, son corps roulé à terre, la moustiquaire enlevée (Holopherne reposait en dessous lors de l’arrivée de Judith dans le camp en 10, 21), sa tête rejoint la besace à provisions !
'' Tout tient en somme dans le sac à provisions : aussi bien la tête d'Holopherne finira-t-elle au fond de ce même sac. Les gardes assyriens n'ont-ils pas pris l'habitude, au bout des trois jours, de la voir aller et venir avec le sac innocent ? Tout tient à la nourriture, et c'est en insistant sur ces deux moments, le moment où Holopherne offre une première fois son vin et ses plats, que Judith refuse d'abord (12, 1-2) et le moment où il renouvelle son offre avec plus de succès cette fois (12, 10-11) que le narrateur expose Judith aux plus grands risques '' (J. Cazeaux, 208).
'' Elle sortit, remit la tête d'Holopherne à sa suivante, qui la mit dans le sac à provisions. Elles sortirent toutes les deux ensemble, comme à l'accoutumée, pour aller à la prière '' (v. 9b-10a). Ironie sinistre de la fin de cette scène !
Encadré : Une lecture apocalyptique'' Délégués de Dieu et de Satan, Judith et Holopherne sont chargés d'illustrer les caractères profonds de ces deux puissances antagonistes. Or Satan est aussi bête que Dieu est beau.
La bête satanique d'Holopherne éclate dans l'issue de la formidable conquête qu'il avait rêvée. Mourir au milieu de son propre camp, la nuit même qui doit précéder le triomphe, de la main d'une femme et d'un coup de son propre cimeterre, n'est-ce pas d'une ironie suprême ? Avoir remué le monde entier pour en arriver à cette inepte rencontre avec la mort la plus infamante. Car il ne faut pas oublier le mépris dans lequel les Orientaux – et à plus forte raison, les guerriers – tenaient les femmes !
Judith est non seulement fine et rusée – ce qui est une grâce – elle est admirablement belle. Quelle reconnaissance ne doit-on pas à l'auteur inspiré d'avoir su faire cette apologie de la beauté. A l'époque où triomphaient les Grecs et leur esthétique de l'harmonie, l'auteur de Judith a compris que les Juifs ne pourraient laisser aux païens le monopole de l'admiration que provoque un beau visage, s'il enveloppe une âme capable d'héroïsme. Quel humour dans son souhait que la meilleure apologétique de la vraie religion soit la beauté de celles qui la pratiquent. Ainsi, il évite le danger que le renversement divin de l'échelle grecque des valeurs aboutisse à l'apologie du laid. ''
(J. Steinmann,
Lecture de Judith, Gabalda, Paris, 1953, p. 131-132).
© Daniel Doré, SBEV / Éd. du Cerf
, Cahier Évangile n° 132 (juin 2005) "Le livre de Judith ou la guerre et la foi", p. 39-40.