Des prédicateurs chrétiens suivent Paul et annoncent pourtant "un autre évangile"...

Mais suffit-il d’être mandaté par Dieu, d’être « en ambassade en son nom » (2 Co 5,19), pour fonder des communautés qui puissent se réclamer de l’unique Seigneur ? Des prédicateurs chrétiens suivent Paul et annoncent « un autre évangile » ; la lettre aux Galates montre bien qu’ils énoncent des exigences différentes, et notamment certaines prescriptions rituelles de la loi de Moïse : circoncision, règles de pureté dans l’alimentation, observation des fêtes, etc. La deuxième lettre aux Corinthiens lui fait écho : un conflit violent oppose Paul à des détracteurs probablement judéo-chrétiens, des « faux-apôtres, ouvriers fourbes, déguisés en apôtre du Christ » avec lesquels l’apôtre n’est pas tendre (2 Co 11,13).

L’enseignement authentique


Qui tranchera de l’authenticité de l’enseignement des uns contre les autres ? Paul a la conviction d’être envoyé par Jésus Christ, mais ses adversaires n’en disent-ils pas autant ? La question est difficile et complexe. En l’abordant, nous voudrions montrer à quel point la mission paulinienne a dû s’appuyer sur d’autres fondements, d’autres critères de vérification que la seule certitude intérieure de l’envoyé.

Un lien paternel

Paul s’appuie d’abord sur la réussite et la reconnaissance des communautés qu’il a fondées ; sans hésitation, il utilise les métaphores de la paternité, de la maternité, de l’enfantement : « Mes petits-enfants que je mets au monde dans la douleur » écrit-il aux Galates (Ga 4,19 ; voir aussi 1 Th 2,7-11 ; 1 Co 5,14-16). Davantage encore, s’il est possible, la vie des communautés est pour Paul de l’ordre d’une authentification de son propre apostolat.

Le plus petit des apôtres

Aux Corinthiens, il écrit : « Ne suis-je pas apôtre ; n’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur ? Si pour d’autres je ne suis pas apôtre, pour vous du moins je le suis ; en effet c’est vous qui êtes le sceau de mon apostolat dans le Seigneur » (1 Co 9,1b-2). On voit bien l’enjeu : la mission de Paul est critiquée, le fait qu’il soit « apôtre », envoyé de Jésus Christ, est contesté.

Au début des Actes des Apôtres, Luc se fait l’écho, et peut-être le chantre, d’une tradition chrétienne qui réserve au groupe des Douze, et à eux seuls, le titre d’apôtre ; au point, que pour compléter le groupe en remplaçant Judas, Pierre demande que leur soit adjoint « un de ces hommes qui sont venus avec nous durant tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu chez nous […] pour qu’il devienne témoin de la Résurrection avec nous » (Ac 1,21-22), autrement dit un disciple de Jésus durant les jours de son ministère. Or, Paul le reconnaît, il n’a pas connu Jésus « selon la chair » (2 Co 5,16), et cela semble lui avoir été violemment reproché à Corinthe. Mais il a bénéficié d’une « révélation de Jésus Christ », et les effets de son apostolat vérifient le don de la grâce qui lui a été donnée ; sa prétendue hésitation à se reconnaître apôtre en tant que témoin de la Résurrection ne trompe personne : « Moi qui suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu ; mais par grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce pour moi n’a pas été vaine » (1 Co 1,9-10).

La première annonce

Voilà qui éclaire la véhémence de Paul contre les prédicateurs qui, à Corinthe, sont venus à sa suite pour mettre en doute sa crédibilité ; la violence du passage qui s’étend sur les chapitres 10 à 13 de 2 Comme ne s’explique pas autrement : « Si en effet celui qui vient proclame un autre Jésus que celui que nous avons proclamé, ou si vous recevez un autre esprit que celui que vous avez reçu ou un autre évangile que celui que vous avez accueilli… » (2 Co 11,4). On trouve ici le même argument que dans bien d’autres lettres (Galates ou Philippiens) : Paul fait appel à la mémoire des chrétiens, il rappelle la première fois où ils l’ont entendu annoncer l’Évangile, la première fois où ils l’ont accueilli, la première fois où ils ont cru, et il fait fond sur cette expérience comme sur l’événement initial et décisif de leur foi ; ses lettres alors tentent de faire revivre ce moment, d’en réinitier la dynamique de promesse et d’engagement.

L’activité missionnaire

La vie des communautés, nous le verrons, en porte témoignage : l’Évangile est reçu, l’Évangile est vécu. Or, dans la lettre aux Galates, Paul s’appuie sur ce témoignage pour faire valoir auprès des apôtres de Jérusalem, la vérité de l’Évangile qu’il annonce aux païens, et du même coup l’authenticité de son apostolat. Revenons à la lecture des premiers chapitres de la lettre aux Galates, très éclairants sur ce point.

Le « trou » de trois ans

Comme nous l’avons dit, la vocation de Paul est immédiatement finalisée par l’annonce aux païens, et le texte de Galates 1 poursuit sur un ton provocant : « Aussitôt je n’ai pas consulté une autorité humaine, et je ne suis pas monté à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, mais je suis parti pour l’Arabie, et ensuite je suis revenu à Damas » (Ga 1,16b-17). « Ensuite, après trois ans, je suis monté à Jérusalem… » Ainsi Paul a-t-il attendu trois ans pour monter à Jérusalem « s’enquérir de Céphas » (Ga 1,18). Qu’a-t-il fait durant ces trois ans ? Il est difficile de ne pas penser à une activité missionnaire libre et peut-être, déjà, à la fondation de communautés.

Le « trou » de quatorze ans

« Ensuite, après quatorze ans, je suis monté de nouveau à Jérusalem » (Ga 2,1a) ! Il y a là un sérieux trou à combler ! Pour la plupart des exégètes aujourd’hui, il s’agit de voyages missionnaires qui doivent correspondre à peu près à ceux qui sont racontés dans les Actes des Apôtres. Mais lesquels ? Nous ne reprendrons pas ici le débat qui naît de la confrontation des données de Luc dans les Actes et de celles de Paul dans la lettre aux Galates ; résumons ce que dit Simon Légasse dans son Paul apôtre, (Paris, 1991, chap. 7) : un laps de temps de quatorze ans est totalement invraisemblable s’il s’agit seulement du premier voyage missionnaire, il semble bien avoir inclus aussi le deuxième voyage missionnaire, avec la fondation de communautés en Galatie, en Macédoine (Philippes, Thessalonique) et en Grèce (Corinthe).

Il est certain que les chronologies comparées des Actes et des Galates sont inconciliables, mais nous ne retiendrons que l’aspect de la question qui nous intéresse ici : Paul a attendu quatorze ans pour venir à nouveau rencontrer les apôtres de Jérusalem, ceux qu’il reconnaît comme des « colonnes » ; et il affirme alors : « Je leur ai exposé l’Évangile que je proclame aux païens, mais je l’ai fait en privé, à ceux qui sont considérés, de peur de courir ou d’avoir couru en vain » (Ga 2,2). « Ceux qui sont considérés », l’expression en grec est courante pour désigner les notables, ceux qui jouissent d’une certaine notoriété et souvent d’une certaine autorité. L’enjeu apparaît clairement, et il est, pour Paul, extrêmement important, il s’agit de mettre les apôtres de Jérusalem devant les faits accomplis : les païens sont passés au christianisme et des communautés de pagano-chrétiens, non circoncis, vivent en Christ et témoignent de l’Évangile. Il fallait à Paul la réussite éclatante de sa mission en pays païen pour légitimer l’authenticité de sa vocation apostolique.



© Roselyne Dupont-Roc,
SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 147 (mars 2009), "Saint Paul : une théologie de l'Église ? ", pages 11-12.