Paul n’est pas un théologien systématique...

Ce parcours dans les lettres de Paul a un objectif bien précis. Nous ne proposons pas une enquête historique sur la vie des églises que Paul a fondées, ni une étude exhaustive de telle ou telle lettre. Nous renvoyons pour cela aux Cahiers Évangile parus précédemment . En lisant quelques passages des principales lettres de l’apôtre, nous souhaitons plutôt examiner quelle conception de la communauté chrétienne est à l’œuvre.

Paul n’est pas un théologien systématique, il ne cherche pas à dire et à analyser l’essence de l’Église. Au contraire, ses lettres reflètent les relations qu’il n’a cessé d’entretenir avec les communautés qu’il a fondées, des relations souvent tourmentées, parfois conflictuelles, toujours passionnées. L’implication de l’apôtre est totale à l’égard de ceux qu’il appelle « ses petits-enfants », ceux à qui il dit magnifiquement dans la lettre aux Galates : « Mes enfants que j’enfante dans la douleur jusqu’à ce que Christ soit conformé en vous » (Ga 4,17).

Une relation passionnée
Chaque lettre a son profil propre, en fonction du groupe destinataire, de ses caractéristiques et de ses difficultés. L’ensemble nous offre des aperçus divers sur ce qui agitait les communautés naissantes ou adolescentes. Nous percevons les crises douloureuses, parfois vitales qu’elles ont traversées. Les tentations étaient fortes et multiples, par exemple de se tourner vers les observances juives comme signes et garanties de salut (Galates), de s’évader dans une connaissance spirituelle acquise par les artifices de la rhétorique ou encore de mépriser les autres comme « charnels » (Corinthiens). Face aux forces de division qui déchiraient le fragile tissu communautaire, Paul réagit avec force. Il fustige avec ironie et vigueur. Il martèle l’essentiel : la foi en Christ crucifié et ressuscité. Il suggère des ouvertures étonnantes. Dans tous les cas, il rappelle ce qui convoque et fonde les églises mais, se faisant tout à tous, il adapte à chaque situation l’Évangile du Crucifié-Ressuscité.

En filigrane, les grands traits de ce que peut être une Église de Dieu en Jésus Christ se profilent, se complètent et se nuancent. Pour ne pas durcir ce que Paul ne fait qu’ébaucher, nous suivrons pas à pas quelques lettres ; ainsi nous tenterons de mettre en lumière des éléments qui dessinent une première théologie de l’Église.

Lettre aux Galates
Nous lirons d’abord dans la Lettre aux Galates la façon dont Paul conçoit et défend son apostolat en face de ceux qui n’ont cessé de le mettre en cause. Que signifie être « apôtre de Jésus Christ » ? Quelles sont les « lettres de garantie » qui tant de fois ont été réclamées à l’apôtre ? Qu’est-ce qui légitime l’Évangile que Paul veut annoncer toujours plus loin ? Galates manifeste assez clairement que Paul a été dans les premiers, sinon le premier, à baptiser des païens sans leur imposer la circoncision ni l’observation de la Loi juive, car l’expérience brûlante qu’il a eu du Seigneur crucifié et ressuscité est incompatible avec une limitation ou une exclusion quelconque. Devant Dieu, nul ne peut se prévaloir d’un mérite quelconque, fût-ce celui de l’observation de la Loi : sous la grâce, l’homme est sans qualité et nul n’est supérieur aux autres. Ainsi ce que Paul a découvert en Jésus Christ, c’est l’universalité d’un appel qui s’adresse à tous et à chaque être humain, sans discrimination de race, de classe sociale ou de religion, sans exigence de performance morale ou mystique, un salut donné par pure grâce.

Lettres aux Thessaloniciens et aux Philippiens

Nous parcourrons ensuite des lettres que Paul écrit à des communautés fondées dans des villes grecques. Celui qui se nomme lui-même « l’apôtre des païens »  a rassemblé et accompagné la croissance de communautés largement issues du paganisme ; lui, le juif élevé dans la stricte tradition pharisienne, a dû exprimer sa foi au Messie crucifié et ressuscité dans cette culture hellénistique avec laquelle, depuis deux ou trois siècles déjà, le judaïsme était entré en dialogue. À ce titre, Paul offre un modèle impressionnant du travail d’inculturation qui sera celui de la mission chrétienne à travers les siècles.

Nous nous tournerons d’abord vers deux lettres qui reflètent la joie profonde et la fierté de l’apôtre devant la vie nouvelle d’un groupe chrétien : la première lettre aux Thessaloniciens et la lettre aux Philippiens.

La première, la lettre aux Thessaloniciens est toute entière sous le signe de l’action de grâce. Paul offre à la petite communauté païenne de Thessalonique le don de l’élection qui semblait réservé au peuple juif, et il déploie à partir de l’Écriture la richesse des « armes » d’une communauté chrétienne, désormais revêtue de la panoplie même de Dieu. Cette lettre nous permet d’entrer dans le paradoxe d’un petit groupe chrétien en terre hostile : il faut à la fois qu’il se garde du monde païen qui l’entoure et le menace, et que son mode de vie répande le bruit de sa foi et de la Bonne Nouvelle qu’il a accueillie.

La lettre aux Philippiens ira plus loin dans cette affirmation du rôle « missionnaire » d’un groupe chrétien qui reste sédentaire. Paul y fonde la vie communautaire sur la participation de tous au mystère pascal, à l’Esprit du Christ livré, crucifié et glorifié.

La première lettre aux Corinthiens
Nous méditerons ensuite longuement la première lettre aux Corinthiens qui, plus que tout autre, manifeste à quel point la question de l’unité a agité les premiers groupes chrétiens. Pour Paul, l’Évangile de la grâce, qu’il a mission d’annoncer jusqu’aux extrémités du monde habité, doit être reçu ; cela signifie qu’il doit prendre corps et visibilité dans des communautés qui deviendront à leur tour témoins. Autrement dit, le signe vivant de l’Évangile est un signe ecclésial : la réalité des communautés où les chrétiens vivent le refus de toute exclusion, l’ouverture à tous et l’amour mutuel entre frères. Mais, nous le savons bien, l’amour du frère est ce qu’il y a de plus difficile à vivre ! Et la communauté de Corinthe est friande de querelles partisanes, lieu permanent de compétitions et d’exclusions mutuelles.

Paul ne répond pas en termes d’organisation ou de gestion du groupe ; d’ailleurs jamais il ne fonde d’institution ; il revient au contraire à l’essentiel, toujours il invite à un retour au centre : au milieu de la communauté de Corinthe déchirée, il plante la Parole de la Croix, invitant à contempler Jésus Christ crucifié et ressuscité.

Et parce que les Corinthiens ne rêvent que de performances spirituelles extraordinaires, Paul va leur répondre en termes de « corps », valorisant la réalité corporelle de chacun et du groupe, comme temple de l’Esprit du Christ. Puis, prudemment et progressivement, il ébauche la puissante métaphore de la communauté ecclésiale Corps du Christ.

Lettres aux Colossiens et aux Éphésiens

Il revient aux successeurs de l’apôtre d’avoir précisé et développé l’image du Corps. Un rapide parcours dans deux lettres deutéropauliniennes, celle aux Colossiens et celle aux Éphésiens, nous permettra de mesurer la transformation que les disciples de l’apôtre font subir à sa pensée ; la vision de l’Église, corps dont le Christ est la tête, s’élargit à l’humanité toute entière et prend en charge la création. Tout en restant fidèles au message de l’apôtre, ses successeurs ont su en proposer une actualisation créatrice dans un monde dont les aspirations et la sensibilité religieuse avaient nettement évolué. Le dynamisme de la tradition se met ainsi en place à l’intérieur même du Nouveau Testament.

 
© Roselyne Dupont-Roc, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 147 (mars 2009), "Saint Paul : une théologie de l'Église ? ", pages 4-6.