« Le récit est la signification du récit »...

The narrative is the meaning, « Le récit est la signification du récit ». Ce mot de Hans Frei résume bien le sens d’un manuel sur la narration dans la Bible. Les nombreuses discussions sur l’historicité des récits bibliques d’un côté ou sur les déficiences d’une lecture théologique des mêmes récits de l’autre ont souvent eu un même résultat : les récits bibliques comme tels sont passés au second plan. Les uns les étudient pour démontrer qu’ils n’ont aucune valeur historique, d’autres veulent au contraire y retrouver les traces de faits historiques avérés, d’autres enfin ne les lisent que pour en tirer une « théologie biblique » satisfaisante pour le croyant. Ce manuel a pour seul but de rappeler que le sens d’un récit est inséparable de l’expérience de la lecture. Ce sens ne peut être résumé par une notion abstraite. Il ne peut non plus se limiter à une leçon morale. Certes, tous les jours les récits bibliques sont « utilisés » pour illustrer des vérités ou confirmer la valeur d’enseignements moraux. Mais, pour le dire avec Umberto Eco, il s’agit d’une utilisation des récits, non de leur interprétation. Cette interprétation prend au sérieux tous les ingrédients qui sont entrés dans sa composition et leur agencement. Elle est attentive tout d’abord aux détails, car elle sait, avec Sherlock Holmes, que rien n’est plus important qu’une bagatelle. Ou, pour prendre une autre image, elle sait que les détails sont aussi essentiels dans un récit biblique que dans une peinture de Pierre Breughel l’Ancien. Elle sait en outre que les récits bibliques n’entendaient pas, en premier lieu, nous informer sur le passé. Ils n’entendaient pas non plus développer une théologie systématique. Ils entendaient avant tout transmettre des expériences vitales. Ces récits contiennent non des vérités, mais plutôt des indications sur des chemins à parcourir, ceux qui ont conduit le peuple d’Israël à découvrir son identité et qui lui ont permis de sortir des impasses et de surmonter les grandes crises de son histoire. Les récits bibliques répondent par conséquent à des questions identitaires et à des questions existentielles. Ils ont pour but de léguer aux générations futures les trésors les plus précieux du passé, ceux qui ont pour prix l’existence d’un peuple. Les questions du théologien et de l’historien passent donc le plus souvent à l’arrière-plan des récits bibliques. Elles ne sont présentes que si elles correspondent à leur premier but, celui de faire revivre les expériences fondatrices du passé.

Ce petit manuel est né il y a vingt ans, alors que les études sur la narrativité commençaient à fleurir dans le monde anglophone. Depuis, les choses ont bien changé et la narratologie a certainement acquis droit de cité dans l’exégèse de langue française, surtout en raison de la création du RRENAB, « Réseau de recherche en narrativité biblique », qui organise régulièrement des colloques sur le sujet depuis 2001. Les publications de ces colloques sont connues. J’ai donc revu ce manuel en fonction des nouvelles données et la bibliographie a été mise à jour. Mais rien de vraiment essentiel n’a été modifié parce que le volume a entre-temps fait ses preuves. Son premier but était de fournir une boîte à outils, non pas des analyses toutes faites. Les outils ont bien servi et c’est pourquoi il m’a semblé opportun d’offrir une version française de ce volume rédigé à l’origine en anglais.

Il est une dernière question que se poseront sans doute plusieurs lecteurs en ouvrant ce volume : qu’en est-il des rapports entre l’analyse narrative et l’exégèse historico-critique ? Il ne m’est pas possible de répondre à cette question en quelques lignes, bien entendu. Je voudrais seulement dire qu’à mon avis il ne faut pas nécessairement choisir entre les deux méthodes. Un des pères de l’analyse narrative, Hermann Gunkel, pratiquait les deux types d’exégèse sans qu’il n’y ait jamais eu réel conflit entre les deux. L’important est de mieux comprendre les récits bibliques. Il est des questions sur leur forme et leur sens qui sont mieux abordées par l’analyse narrative. Il est des questions sur les raisons de leur composition qui sont mieux résolues par l’exégèse historico-critique. Dans ce domaine comme tant d’autres, le dialogue se révèle le plus souvent plus fructueux que l’antithèse ou l’exclusion. Dans plusieurs cas, l’attention aux techniques narratives permet d’ailleurs de résoudre des problèmes posés par la critique. Ayant moi-même pratiqué les diverses méthodes, je puis dire que le choix des instruments se fait toujours en fonction de l’objet à étudier et du but à atteindre. Exclure a priori de son atelier des instruments n’est sans doute pas le meilleur choix à faire.

Je voudrais enfin remercier Gérard Billon et son équipe pour cette traduction. Il a fallu un certain temps pour que le travail aboutisse. Mais chacun sait que le bon vin doit rester en cave un certain temps avant de pouvoir être servi. Je souhaite – pour rester dans la même ligne – que ce petit ouvrage contribue à faire apprécier davantage les vieux crus que nous offrent les récits bibliques eux-mêmes.


© Jean-Louis Ska, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 155 (mars 2011), "Nos pères nous ont raconté - Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament", p. 4-5.