Le mot " alliance " renvoie tout à la fois à un thème majeur dans l’Ancien Testament et à un événement rapporté en Ex 24,8...

" Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, versé pour la multitude " (Mt 26,28 ; Mc 14,24). À chaque eucharistie nous entendons cette parole de Jésus. Mais que veut dire l’expression " sang de l’alliance " ? En employant ce mot " alliance ", Jésus renvoie non seulement à un thème théologique d’une grande importance dans l’Ancien Testament mais, en même temps, à un événement rapporté en Ex 24,8. Dans ce texte, il s’agit de l’acte fondateur qui fait d’Israël le peuple de Dieu. L’étude engagée ici se propose d’éclairer cet aspect central de la foi Yahviste ; indirectement elle espère contribuer à l’intelligence du mystère eucharistique au cœur même de la foi chrétienne.

Le vocabulaire

Dans la Bible Hébraïque, le terme usuel pour désigner l’alliance est berît dont la signification n’est pas univoque. Le sens originel était très probablement celui d’engagement ou d’obligation ; il peut s’appliquer à des situations très diverses. On peut retenir trois usages : 1. l’engagement qu’un individu prend à l’égard d’un autre, 2. l’engagement qu’une personne impose à autrui (obligation), 3. l’engagement mutuel de deux parties ; c’est alors mais alors seulement que, à strictement parler, on peut traduire berît par " alliance ". Le mot comporte d’abord une valeur juridique ; de soi, il ne dit pas compagnonnage de vie, encore moins communion mystique. Il convient cependant de ne pas durcir ces distinctions, car l’engagement pris s’inscrit généralement dans un réseau de relations déjà existantes entre deux partenaires. Par exemple, l’engagement pris par Jonathan à l’égard de David en 1 Sam 23,18, scelle l’amitié déjà existante entre les deux partenaires (1 Sam 18,1-4). Il est donc tout à fait légitime de traduire alors ce mot par alliance, surtout en contexte religieux, même quand il n’est pas fait mention d’engagement mutuel explicite. Il convient cependant de garder à l’esprit les nuances que peut connoter ce terme selon les contextes sociologiques ou théologiques dans lesquels il se trouve présent. Notons aussi qu’au cours de l’évolution de la signification, berît peut passer de l’engagement au contenu de l’engagement (l’obligation) ; il équivaut alors à " loi " ou à " commandement " (cf. Ex 19,5).

Alliances humaines

Pour caractériser les relations spécifiques de Dieu et de son peuple, les écrivains bibliques font appel à l’expérience sociale et juridique des hommes. Le terme " alliance " désigne un contrat entre groupes humains, en même temps que les engagements et les obligations qui en découlent. Ainsi, en Gn 21,27-32, Abraham et Abimélèk, roi de Guérar, concluent-ils une alliance pour mettre fin à un conflit. Ici, comme souvent du reste, un serment vient renforcer le caractère solennel du lien ainsi institué et des engagements qui lui sont attachés. Ces accords avaient pour but d’instaurer la paix entre les parties contractantes (1 R 5,26) ou de la rétablir après quelques contestations ou affrontements (Gn 26,28-31). Des gestes symboliques accompagnaient souvent ce genre de contrats, tels l’érection de stèle, l’amoncellement de pierres (Gn 31,25-51), un échange de cadeaux (Gn 21-27-32) ou le partage d’un repas (Gn 26,28 ; 31,54). Un rituel, évoqué en Jr 34,38 et qui semble à la base de bn 15, pourrait rendre compte de l’expression quelque peu paradoxale karat berît, " couper l’alliance " qui signifie littéralement " conclure l’alliance ". On coupait en deux des animaux, et les parties contractantes passaient tour à tour entre les morceaux, en prononçant des paroles d’imprécation : chacune appelait sur elle le sort de ces animaux, en cas de rupture d’engagement, de transgression de l’alliance.

Il convient de mentionner spécialement des traités en bonne et due forme conclus entre puissances politiques, que les fouilles archéologiques ont exhumés au Moyen Orient. Certains se présentent comme des accords bilatéraux inter pares, c’est-à-dire entre souverains de même rang et d’égale puissance. Mais, les plus significatifs pour les alliances bibliques, sont les traités dits de vassalité conclus entre parties inégales. Dans ce cas, le suzerain dictait ses conditions au " vassal " qui se trouvait mis en demeure d’observer les engagements pris dans ce cadre. Ces derniers semblent, dans certains documents bibliques, avoir peu ou prou servi de modèle à l’alliance entre YHWH et Israël.

L’alliance de Dieu

Ce concept d’alliance et les données institutionnelles qui lui sont attachées vont donc servir à caractériser en premier lieu les relations de YHWH avec Israël, mais aussi avec l’humanité (Gn 9). Une telle projection de la sphère profane dans celle du religieux va bien sûr entraîner des aménagements voire des transformations importantes

Le Deutéronome. On peut s’interroger sur le moment et les causes qui, à un moment donné, ont conduit à une telle transposition. Cette émergence du concept religieux d’alliance semble avoir partie liée avec le noyau primitif du livre du Deutéronome. Ce courant théologique deutéronomique serait peu ou prou associé à la réforme religieuse, notamment cultuelle du roi Josias (640-609) dans la seconde moitié du VII°siècle (2 R 22-23). L’emprunt du concept d’alliance au monde politique aurait pu naître dans un contexte polémique, en réaction contre les alliances politiques que les autorités d’Israël cherchaient à nouer avec des puissances étrangères et païennes. Déjà, au VIII° s., le prophète Osée (Os 10,4 ; 12,2) dénonçait de telles pratiques. Les réformateurs auraient voulu souligner ainsi que le véritable, l’unique partenaire d’Israël ne peut être que YHWH : l’existence même d’Israël ne reposait-il pas sur un engagement réciproque pris dans le cas d’une alliance solennelle ? Israël, devenu le peuple de YHWH, ne doit pas chercher appui auprès des puissances étrangères ou leurs souverains, car YHWH est son véritable partenaire, du fait d’engagements mutuels sanctionnés par des rituels et des serments solennels. C’est dans cette ligne que Os 6,7 et 8,1 semblent envisager une alliance de Dieu avec Israël

Cette exploitation dans le domaine religieux d’une institution politique peut nous paraître étonnante. Il faut toutefois se rappeler qu’à cette époque ancienne, dans l’Ancien Proche Orient, politique et religieux s’imbriquaient mutuellement. Par exemple, ce type de contrat mentionnait les divinités des deux parties comme garantes des engagements pris. D’une certaine manière, c’était, pour les Israélites qui concluaient ce genre de traités, reconnaître de facto l’autorité de ces dieux, mettant en danger le lien unique qui unissait Israël à YHWH. En reprenant ce concept d’alliance, on rappelait que le véritable et unique partenaire d’Israël ne pouvait être que YHWH.

Le Pentateuque. Cette perspective d’alliance va contribuer à structurer en profondeur la composition du Pentateuque. Certes, la tradition juive caractérise l’ensemble des cinq premiers livres de la Bible comme une " loi ", une " torah " et non d’abord comme une alliance. Mais il n’y a pas de contradiction entre les deux termes qui soulignent chacun un aspect essentiel de cette composition.

Dans la conception biblique, le terme de " torah " ne se réduit pas à la signification de commandement ou de précepte. Il signifie aussi révélation, une révélation qui s’inscrit dans une histoire, dans un projet que YHWH veut réaliser en commun avec son peuple devenu, par l’alliance, son partenaire. Le Pentateuque contient certes des lois mais aussi des récits, des récits qui s’enchaînent pour former une histoire. La loi, nous le verrons, ne prend sens qu’à l’intérieur de l’alliance, c’est " la loi de l’alliance ". Aussi peut-on dire que l’alliance représente une des structures fondamentales du Pentateuque et touche ainsi au cœur même de la foi Yahviste.

Les Prophètes. Ce thème de l’alliance joue aussi un rôle important dans le second ensemble que la tradition juive appelle " les Prophètes ", et en particulier dans le groupe des " Prophètes antérieurs " (Josué, Juges, 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois ; voir en particulier Jos 24 ; 1 R 8,21 ; 2 R 11,13 ; 23,1-3). Les prophètes dits " postérieurs ", préexiliques, s’y réfèrent eux aussi, souvent sans guère utiliser le terme alliance. Par exemple, à travers la symbolique matrimoniale, Os 2 esquisse toute une histoire de l’alliance passée, présente et à venir. On se rappellera que Mal 2,14 présente le mariage israélite comme une alliance. Mais, à partir de l’exil, les prophètes envisageront avec quelque insistance l’alliance à venir qu’ils définiront comme " une berît nouvelle " (Jr 31,31-34), ou une berît éternelle " (Jr 32,36-41 ; 50,5 ; Ez 16,1953 ; 34,25-30 ; 37,26-28 ; 54,7-10 ; 55,3 ; 59,21 ; 61,8. Voir aussi Is 42,6 et 49,8).

La foi yahviste. L’analyse qui suit n’a pas la prétention de couvrir tout le champ de l’alliance dans la Bible. Elle traite essentiellement des origines de cette institution, en examinant les textes fondateurs. L’essentiel de la théologie de l’alliance y est comme concentrée. En relisant ces textes, nous nous retrouverons au cœur même de la foi Yahviste.


© Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 143 (mars 2008), "L'Alliance au cœur de la Torah",  p. 4-7.