Deux alliances...

Dt 28,69 s’énonce ainsi : " Voici les paroles de l’alliance que YHWH ordonna à Moïse de conclure avec les fils d’Israël au pays de Moab, en plus de l’alliance qu’il avait conclue à l’Horeb ". Depuis Dt 1,6 et jusqu’en 28,68, Moïse faisait retour sur les événements du Sinaï, appelé Horeb dans la tradition deutéronomique, et en particulier sur la conclusion de l’alliance. Ces discours valaient comme rétrospective et comme relecture de ces événements et des récits qui les rapportent. Soudain, à partir de 28,69, Moïse annonce une autre alliance dont la conclusion semble imminente : " Aujourd’hui vous vous tenez debout… Tu es là pour passer dans l’alliance de YHWH ton Dieu… cette alliance que YHWH ton Dieu conclut avec toi aujourd’hui " (Dt 29,9.11). La première alliance fait pourtant l’objet d’une longue méditation qui s’étale sur 28 chapitres. Vu sous cet angle, mis à part les compléments apportés en Dt 31-34, le Deutéronome se présente comme une œuvre en deux parties de longueur inégale : la première déploie une série de discours portant sur l’alliance de l’Horeb (Dt 1,28,68), la seconde un discours annonçant l’alliance au pays de Moab (Dt 28,68 – 30,20).

L’alliance de l’Horeb

Cette première section reprend, en son fond, les données narratives de Ex 19-24 et de Ex 32-34. Il est même possible que ces deux évocations fassent référence à un document primitif exploité de façon originale par chaque ensemble.

Parallèles. On y trouve en effet des expressions identiques et, surtout, développent des séquences narratives tout à fait parallèles. On peut, à cet égard, comparer Dt 5,2-33 et Ex 19-20 : évocation de la théophanie, promulgation du décalogue et développement sur la fonction médiatrice de Moïse. De même peut-on rapprocher Dt 9,8 – 10,10 de Ex 31,18 – 34,29 : le don des tables de pierre, l’annonce faite par Dieu à Moïse, au sommet de la montagne, de la trahison d’Israël, la construction du veau, puis la destruction des tables où étaient consignées les paroles divines, l’intercession de Moïse et la construction de nouvelles tables sur lesquelles YHWH réécrit les " dix paroles " (pour plus de détail voir B. Renaud, Un mystère de miséricorde, p. 20-43).

Ces deux textes proviennent donc probablement de la même école (deutéronomique) mais ils reflètent deux courants parallèles d’une même tradition, comme le suggèrent un certain nombre de constats. Dans le Deutéronome, le terme torah ne désigne plus chacun des commandements particuliers mais toute leur collection. De même, le développement ne se présente plus comme un récit mais comme un discours parénétique intégrant des éléments narratifs et législatifs. C’est ainsi que les chapitres 6 – 11, au centre desquels se trouve l’exposé de la stipulation principale présentée comme " commandement de principe " et non plus seulement comme premier commandement, enrobent cette stipulation dans un développement parénétique. Celui-ci reprend aussi des éléments narratifs.

Une seconde loi. Par ailleurs, le contenu de la section " commandements particuliers " n’est pas le même qu’en Ex 19-24. Si tous les deux rapportent bien, avec quelques différences, le décalogue (Ex 20 ; Dt 5), ils divergent sur le contenu des stipulations particulières. Le code deutéronomique (Dt 12-26) s’écarte du " code dit de l’alliance " (Ex 21-23) sur des points importants, même si presque la moitié des lois du code deutéronomique ont des précédents dans celui de l’alliance.

Il semble bien que le premier s’inspire du second, plus ancien, tout en situant ces commandements dans une perspective plus humanitaire. Ainsi pourrait se justifier la dénomination du livre comme Deutéro-nome, c’est-à-dire " seconde loi ". Certes il s’agit là d’une traduction erronée, par la version de la Bible grecque (Septante), de Dt 17,18 où le texte hébreu parle d’une " copie " de la loi que le roi avait pour obligation de mettre par écrit lors de son accession au trône. Mais, au regard du contenu, le titre ne manque pas de pertinence : après les éléments législatifs contenus en Ex 19 - Nb 10, le Deutéronome présente bien les caractères d’une " seconde loi " pour les Israélites appelés à de nouvelles conditions de vie. Il est donc clair que ces deux courants de la tradition deutéronomique s’adressent au peuple élu à des étapes différentes de leur histoire.

L’alliance au pays de Moab

Les chapitres 29 – 30 qui ont pour thème l’alliance de Moab se présentent aussi comme un discours de Moïse. À ce titre, ils s’inscrivent dans le prolongement des précédents qui traitent de l’alliance de l’Horeb. En fait, ces chapitres forment une unité composite qui, sous l’habillage de l’édition finale, pourrait refléter, mais à un degré moindre que Dt 1-28, le schéma des traités de vassalité : prologue historique (29,1-7) / bénédictions et malédictions (30,15-18) / l’énoncé des témoins de l’alliance (30,19). Toutefois, la stipulation principale ne vient qu’en 29,17 et l’on relèvera l’absence des clauses particulières.

En revanche, un élément original apparaît ici : l’évocation d’une célébration liturgique (Dt 29,9-14) au cœur même du discours.

La formule d’alliance occupe le centre de cette composition : YHWH, Dieu d’Israël ; Israël peuple de YHWH. Dès lors, on comprend que l’alliance soit conclue avec toute l’assemblée regroupant tous les Israélites depuis les autorités jusqu’aux membres les plus humbles de la communauté (v. 9-10). Cette péricope reflète bien la mise en scène d’une célébration de l’alliance qui n’est pas sans rappeler Ex 24,3-8 mais aussi Dt 26,16-19. Le terme " aujourd’hui " qui revient de façon récurrente n’a pas tant une valeur chronologique qu’une portée d’actualisation : c’est " l’aujourd’hui " de la liturgie qui se répète et vaut pour chaque célébration. " Ceux qui ne sont pas là aujourd’hui " ne sont pas les absents empêchés de participer à la fête mais les générations à venir, qui n’auront pas vécu dans leur chair les événements de l’Exode et du Sinaï, mais qui les actualiseront par le biais du présent liturgique renouvelé à chaque célébration.

L’articulation théologique des deux alliances

L’existence de deux alliances dans le Deutéronome montre que l’alliance conclue initialement à l’Horeb appelle un renouvellement ou une série de renouvellements.

Un événement fondateur.Autrement dit, cette première alliance ouvre une histoire où chaque génération doit s’approprier cet événement qui a valeur d’acte fondateur. On comprend mieux dès lors la place dominante que cette évocation de l’Horeb (Dt 1,1- 28,68) tient dans le livre par rapport à celle de Moab (28,69 – 30,20). Cette disproportion reflète l’importance primordiale que le rédacteur accorde à la conclusion de l’alliance à l’Horeb qui reste à jamais l’événement de référence : l’alliance de l’Horeb fonde celle de Moab mais aussi toute alliance à venir.

L’alliance de Moab ne fait que renouveler celle de l’Horeb. La meilleure preuve en est l’absence, en Dt 29-30, de tout code renfermant les stipulations particulières. Ce silence laisse supposer que l’alliance de Moab reprend le code deutéronomique (Dt 12-26) promulgué lors de la première conclusion de l’alliance.

L’Exil et ses suites.Cependant, la comparaison entre les deux formulations des bénédictions et des malédictions laisse soupçonner un arrière-plan historique différent.

Dans l’alliance de l’Horeb, Israël se trouve devant un choix décisif : s’il obéit à la loi, il sera béni ; s’il désobéit, il sera maudit ; les deux éventualités restent ouvertes. Certes, dans une sorte de vision prophétique, le développement de Dt 28,47ss annonce la réalisation effective de la malédiction, mais il s’agit sans doute là d’une extension exilique ou postexilique du noyau primitif du Deutéronome. Celui-ci envisageait initialement les deux possibilités dont l’effectuation dépendait du comportement d’Israël lui-même.

Dans l’alliance de Moab, il n’en va plus ainsi, et Israël sera détruit en raison de ses fautes (29,21-28) : le châtiment, effet de la malédiction, se réalisera immanquablement. Toutefois, il y aura un au-delà du malheur ; le peuple se convertira et " reviendra à YHWH " (30,1-2), expression-clé du chapitre, et Dieu lui accordera le bonheur (30,9ss), parce qu’il écoutera la voix de son Dieu. Il est clair que si le noyau primitif du Deutéronome se situe à l’époque royale, probablement au temps de la réforme de Josias, les chapitres 29 – 30 se placent, eux, après la chute de Jérusalem, quand Israël aura été dispersé (Dt 29,27). Le développement de 30,11-14 s’apparente par certains côtés à la célèbre prophétie de Jérémie (Jr 31,41-34) sur l’alliance nouvelle avec le thème de la loi dans le cœur (Dt 30,14 cf. Jr 31,33-34), mais dans une perspective d’avenir différente. L’oracle jérémien regarde les temps eschatologiques tandis que la promesse de Dt 30,14 se vit dans le quotidien de la vie. On commence à entrevoir pourquoi le livre du Deutéronome, dans son état final, envisage deux conclusions d’alliance. L’exil annoncé et réalisé vaut comme rupture d’alliance, à travers notamment l’accomplissement des malédictions. Une issue positive à la crise passe par la conclusion d’une autre alliance.

La même loi.Mais en son fond, l’alliance de Moab ne diffère pas de celle de l’Horeb. Elle en reprend la stipulation générale et il est probable qu’elle assume les clauses particulières de Dt 12-26. D’une étape à l’autre la loi reste identique.


© Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 143 (mars 2008), "L'Alliance au cœur de la Torah",  p. 60-63.