Pourquoi adopter un modèle de récit de conquête qui semble ne correspondre à aucune réalité ?

Pourquoi le livre de Josué a-t-il adopté un modèle de récit (conquête) qui semble ne correspondre à aucune réalité ? Il convient de rappeler quelques données sur la manière dont les anciens écrivaient leur histoire.

À la différence des historiens contemporains, les anciens ne disposaient que de documents épars et fragmentaires, surtout pour les périodes les plus éloignées de leur temps. Dans un monde où l’écriture restait un luxe réservé à d’infimes minorités, les archives ne pouvaient qu’être rares, conservées de manière éparse dans des temples (traditions liturgiques ; '' hieros logos '' du sanctuaire) ou à la cour du roi (annales ; chroniques ; traités d’alliance ; etc.). Au total, le passé se présentait alors sous forme d’un discours discontinu où le légendaire se mêlait à l’histoire, au travers d’énormes lacunes que chacun s’empressait de combler ! À cet égard, le monde biblique ne fait pas exception, et l’on ne saurait évoquer sans risque de confusion une tradition orale conservatoire des faits sur presque un millénaire !

Ajoutons à cela que les auteurs bibliques participent d’un temps qui n’opère pas de séparation étanche entre le monde divin et le monde des hommes. L’histoire n’a guère d’autonomie, elle est divinement conduite, et cela vaut surtout en temps de guerre. La mémoire d’Israël a conservé ainsi un antique document, '' Le livre des guerres de YHWH '' (Nb 21, 14 ; 1 S 18, 17 ; 25, 28), et la désignation de Dieu comme '' guerrier '' (Ex 15, 3) n’avait alors rien de choquant. Il s’agit même d’une image assez habituelle dans le Proche-Orient ancien que de montrer le dieu luttant aux côtés du roi, son '' lieu-tenant '' sur terre. Forgée notamment par l’idéologie guerrière assyrienne, une telle représentation ne pouvait qu’atteindre Israël aux VIII-VIIe siècle dans le cadre de l’affrontement entre Assour et YHWH.

Sans que l’on puisse à proprement parler d’une institution de la guerre '' sainte '' ('' sacrale '' serait plus juste) impliquant des aspects rituels et idéologiques, il est certain que le schéma d’une guerre où Dieu mène le combat en première ligne s’est introduit dans l’écriture biblique de ce temps, en réponse à l’idéologie assyrienne conquérante. Mais une telle théorisation n’est pas antérieure au Deutéronome. En Dt 1-3 ; 7, 1-11.16-26 ; 9, 1-6 ; 11, 22-25 ; 31, 1-8, la strate la plus ancienne (début de l’exil) thématise l’infidélité d’Israël et le retournement contre lui de la '' guerre sacrale '' menée par Dieu ; une strate plus récente (fin de l’exil / début du retour) radicalise le thème de l’opposition entre Israël et les Nations, en faisant de l’anathème un concept clé (voir Dt 20, 15-18). C’est cette deuxième strate qui donne aux récits de guerre du livre de '' Josué '' leur aspect si radical.

Comme l’écrit A. de Pury, '' Les vieilles guerres menées par les tribus sous la bannière de YHWH ne sont alors plus que le vague souvenir d’un passé définitivement révolu, mais c’est ce souvenir, précisément, cet idéal nostalgique, qui va donner naissance, dans ces milieux d’opposition [prophétique], à une théorie de la guerre sainte. Et c’est ainsi que s’amorcera l’évolution, désormais purement littéraire et imaginaire, qui mènera à l’élaboration d’une systématique, voire d’une revendication, de la guerre sainte dans les écrits de l’école deutéronomique. […] C’est dans les écrits et dans la réflexion des théologiens que vivra désormais le '' theologoumenon '' de la guerre sainte, et non plus sur les champs de bataille '' ('' La guerre sainte israélite : réalité historique ou fiction littéraire '', '' Études théologiques et religieuses '' 56, 1981, p. 29).

Moins réelle qu’idéologique, la guerre sacrale israélite répond alors aux prétentions du dieu Assour à une souveraineté universelle en lui opposant la puissance du Dieu d’Israël. Qu’on accepte ou rejette aujourd’hui une telle représentation divine, il convient de la situer dans le dessein polémique poursuivi par le livre de Josué et de la comprendre dans la situation historique qui l’a vue naître : '' Lorsque le livre de Josué insiste sur le fait que les autres peuples n’ont aucun droit à l’occupation de Canaan, ce constat s’applique également, et en premier lieu aux Assyriens qui occupaient au VIIe siècle le pays promis par Dieu à son peuple '' (Th. Römer, ''Dieu obscur'', Genève, 1998, p. 87). Dès lors il faut entendre ces récits comme paroles de victimes, de gens dépossédés de leur terre et exilés – et non comme le cri de triomphe de conquérants sanguinaires ! La prise en compte d’une telle distance évite toute utilisation partisane des récits au service d’une cause (fut-elle juste), et rend aussi justice au dessein premier de leurs auteurs (pour autant qu’on puisse l’atteindre).


© Philippe Abadie, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 134 (décembre 2005) "Le livre de Josué, critique historique",  p. 23-24 (extraits).