Matthieu, dans ces trois chapitres, nous montre Jésus mettant en relief l'incapacité des autorités juives et du judaïsme institutionnel à suivre le « chemin de justice »...

À l’approche de Jérusalem, Jésus entre dans la ville acclamé par les foules qui reconnaissent dans « le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée », le Messie roi « humble » annoncé par le prophète Zacharie. Une fois dans le Temple, Jésus en chasse les vendeurs et guérit des aveugles et des boiteux tandis que des enfants chantent sa louange, à l’indignation des grands-prêtres et des scribes. Le lendemain, en revenant de Béthanie où il a passé la nuit, il condamne à la sécheresse un figuier qui, à l’image du Temple, ne peut porter les fruits espérés, mais il exhorte ses disciples, étonnés de son geste, à croire que « la foi peut déplacer des montagnes » (21,1-22).

L’histoire de l’infidélité d’Israël (Mt 21,23 – 22-14)

Une fois à Jérusalem, Jésus affronte, dès son entrée dans le Temple, les grands-prêtres et les anciens du peuple qui l’interrogent sur l’origine de son autorité. Le dialogue qui s’engage alors avec Jésus fait apparaître que, dès la prédication de Jean Baptiste, ils ont refusé de voir en lui un prophète de Dieu et de croire en son message annonçant la venue du Royaume et du Messie attendu par Israël (21,23-27). Pour cette raison, Jésus, prenant acte de leur attitude d’incrédulité, n’accepte pas de répondre à leur question mais leur répond indirectement par le biais de trois paraboles de jugement, les invitant d’entrée de jeu à se prononcer sur l’histoire des deux fils invités à aller travailler à la vigne de leur père : « Quel est votre avis ? » (21,28). C’est ainsi qu’ils reconnaissent eux-mêmes que faire la volonté de Dieu demande un engagement concret au-delà de la simple intention de lui être fidèle.

Le jugement que Jésus formule solennellement à partir de leur réponse est sans équivoque sur les conséquences ultimes de leur attitude : alors que ceux qui, jusqu’ici, étaient considérés comme indignes de la communauté (collecteurs d’impôts et prostituées) reçoivent l’assurance d’être sauvés parce qu’ils se sont convertis, ceux qui, à l’instar du deuxième fils, n’ont pas respecté leur engagement envers le maître de la vigne perdront le bénéfice de leur appartenance au peuple de Dieu ! De plus, en associant cette parabole à la venue de Jean Baptiste, Jésus souligne que le refus des autorités juives de suivre le « chemin de justice » que son précurseur avait mission de leur indiquer signe leur incapacité, et avec eux, celle du judaïsme institutionnel, de se montrer fidèles à leur tradition d’obéissance à la volonté de Dieu.

À cette première parabole de jugement, Jésus en associe deux autres qui, à leur tour, vont interpréter le conflit qui l’oppose aux autorités religieuses d’Israël dans la perspective du jugement eschatologique qui les condamnera. Par ses nombreuses allusions au « chant de la vigne » d’Isaïe 5,1-7, la parabole dite des « vignerons homicides » renvoie à l’histoire des relations entre Dieu et son peuple. Il est significatif que le récit de Matthieu insiste davantage que celui de Marc (cf. Mc 12,1-12), sur le lien entre la volonté des vignerons de s’accaparer abusivement des fruits de la vigne – la propriété du Maître et l’héritage du Fils – et les manifestations de leur violence croissante à l’encontre des serviteurs envoyés par le Maître.

La faillite des autorités religieuses (Mt 22,15-46)

L’image négative ainsi attachée aux responsables religieux d’Israël se trouve confirmée dans les épisodes de controverses qui suivent. Face aux pharisiens, hérodiens et sadducéens qui, successivement, tentent de le prendre au piège, Jésus démasque l’hypocrisie des uns, dévoile la méconnaissance de l’Écriture des autres et rappelle à un légiste que toute la Loi est contenue dans le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Sa supériorité sur ses adversaires est définitivement établie quand les pharisiens se révèlent incapables de répondre à la question qu’il leur pose sur un verset de psaume messianique et quand, désormais, « plus personne ne se risque à l’interroger ».

Jésus s’adresse alors aux foules et à ses disciples pour les mettre en garde contre le comportement fallacieux de chefs religieux pourtant chargés de l’enseignement de la Loi de Moïse : « Il disent et ne font pas. » Puis il se lance dans un véritable réquisitoire contre les scribes et les pharisiens, dénonçant violemment, à la manière des prophètes, leur pratique religieuse « hypocrite » et leur infidélité envers la Loi : interprétée en fonction de leurs ambitions personnelles, elle signe leur faillite à honorer leur charge vis-à-vis du peuple de Dieu. Reprenant la formule de lamentation des prophètes, « Malheureux êtes-vous… », il les invective vigoureusement : parce qu’ils ne mettent pas en pratique les exigences qu’ils imposent aux autres comme de « pesants fardeaux », non seulement ils se ferment l’entrée du Royaume mais, surtout, ils découragent ceux de leurs contemporains qui, tels les « enfants » dont Dieu se soucie avant tout, veulent s’engager sur le chemin de fidélité qui y conduit. De plus, quand ils tentent de convertir des païens prosélytes, ce n’est que pour les gagner à leurs propres idées et les mener à leur perte (23,1-15).

Les reproches que leur fait ensuite Jésus sont autant d’illustrations de leur interprétation erronée de la Loi. Ainsi, contrairement à son invitation à « ne pas jurer du tout » (5,34), ils établissent, à propos des serments, des distinguos subtils et retors, incompatibles avec la radicalité d’une parole qui engage devant Dieu celui qui la prononce (23,16-22). Par ailleurs, en « guides aveugles » qu’ils sont, ils ne voient pas qu’ils confondent l’essentiel et l’accessoire en respectant scrupuleusement tous les détails des prescriptions (la dîme sur « la menthe, le fenouil et le cumin ») au détriment « de ce qu’il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité ». De même, parce qu’ils se soucient avant tout de pureté rituelle sans voir que celle-ci n’est que le reflet de la pureté morale, ils sont comparables à des « sépulcres blanchis » qui ont « belle apparence » au dehors mais sont « pleins d’ossements de morts et d’impuretés de toutes sortes » au dedans (23,23-28). Enfin, en une dernière invective où il les accuse, en termes particulièrement violents, d’être les « fils de ceux qui ont assassiné les prophètes » alors qu’ils prétendent le contraire, Jésus démasque leur projet meurtrier envers lui et ses disciples. Il y ajoute la perspective terrifiante du châtiment divin qui s’abattra sur eux et, à cause d’eux, sur le peuple d’Israël (23,29-36).

Avec eux, c’est toute la ville de Jérusalem qui se trouve sous le coup du jugement. Dans une lamentation finale sur la ville « qui tue les prophètes » et a refusé de se rassembler autour de l’envoyé de Dieu, il prophétise à la fois la destruction de la ville et le retour du Messie (23,37-39).


© Odile Flichy, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 177 (septembre 2016), «  La Loi dans l’évangile de Matthieu », p. 40-44.