Les historiens mettront longtemps avant de savoir exactement jusqu'à quel point Jésus s'est montré violent à l'encontre des institutions d’Israël – attitude qui n'était pas impensable dans le très large éventail idéologique que représentait alors le judaïsme. Plusieurs chercheurs contemporains tendent à dire que les évangélistes auraient plutôt atténué son degré de dissidence. De là à soupçonner ceux-ci de timidité ou de conformisme précoce, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

L'important, c'est qu'ils nous en ont dit assez pour que nous le comprenions. Jésus n'a jamais cédé à la peur, et l'amour a plus d'une fois pris chez lui la forme de paroles violentes, voire de gestes dont l'efficacité signifiante était violente. Pourtant, d'autres traits viennent tempérer celui-ci. En ce qui concerne l'attitude de Jésus par rapport au culte, dans l'hypothèse où Jésus n'aurait jamais posé un seul geste sacrificiel, il est remarquable que les évangélistes se soient abstenus d'attirer l’attention sur cette abstention  Notons aussi que, lorsque Jésus cite l'antique oracle sur la miséricorde et non le sacrifice, ce n'est pas dans un débat sur le temple, mais sur les problèmes de commensalité (Mt 913) et sur le sabbat (12,7). Pour les premiers destinataires des évangiles, la question du temple avait perdu son actualité, c'est vrai. Mais sans doute y a-t-il une raison plus profonde. Il importait de faire comprendre que ceux qui ont tué Jésus ne l'ont pas fait pour la défense des institutions, de même qu'il n'avait pas donné sa vie pour l'amélioration ou le renouvellement, même radical, de quelque système pour un "ordre nouveau ".

Matthieu, qui prête à Jésus tant d'invectives, insiste sur sa douceur et sa discrétion : il est seul à citer ces paroles d’Isaïe : « Il ne cherchera pas de querelles, il ne poussera pas de cris, on n'entendra pas sa voix sur les places. Il ne brisera pas le roseau froissé, il n'éteindra pas la mèche qui fume encore, jusqu'à ce qu'il ait conduit le droit à la victoire. En son nom les nations mettront leur espérance » (Mt 12,19-21).

Redisons-le : c'est dans la mesure où nous approcherons du lieu caché où Jésus, par sa seule venue et sa seule présence, déchaîne la violence contre lui, que nous verrons plus clair: Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive (Mt 10,34). Les évangélistes nous apportent un indice précieux dans notre recherche: pour Matthieu comme pour Marc, la première fois qu'est formé le projet de tuer Jésus, c'est après qu'il a guéri un homme le jour du sabbat (Mt 12,9-14; Mc 3,1-6). L'entrecroisement de plusieurs thèmes nous donne tout le sens de l'épisode :

– Jésus rend la vie (à une main morte)

– Ce faisant il affronte la loi (sans polémique)

– Son acte suscite le désir de mort (qui se cache).

C'est le don de la vie qui suscite la volonté de mort; la volonté de mort prend prétexte de la Loi pour s'affirmer. Tout se passe en silence : Jésus ne se prononce pas sur le sabbat; la volonté de tuer s'exprime dans un conciliabule secret. Les historiens ont de bonnes raisons de contester la vraisemblance de cette délibération que Marc situe tout près des débuts de Jésus. Mais que peut savoir l'histoire de ce qui se passe au plus secret des cœurs, et que veulent les évangiles, sinon nous situer à ce niveau ? Jean est plus explicite et nous éclaire sur ce point: les adversaires de Jésus eux-mêmes ne connaissent pas leur propre volonté de le tuer (Jn 7,19s; cf. 5,18).

Le procès de Jésus ne renverra pas à cette délibération, mais seulement à l'affaire du temple. Cependant, tout converge vers cette phrase, reprise d'un psaume : « Ils m'ont haï sans raison » (Jn 15 25 cf Ps 69,5). Tout converge vers un lieu silencieux qui est la croix du Christ, d'où se fait entendre le "verbe de la croix" qui nous emmène sans cesse bien au-delà de tout ce que Jésus a jamais pu dire et faire avant que soit venu ce qu'il appelle son "heure". Ce lieu parle à la fois de violence et de douceur, en lui seul est appelée à venir se convertir toute la violence de l'histoire.

© Paul Beauchanp et Denis Vasse, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 76 (Juin 1991), « La violence dans la Bible », p. 62-63.