Le baptême de Jésus est révélateur de son identité de son profil de messie...

Récit de Luc (3,21-22) :

21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait ; alors le ciel s’ouvrit ; 22 l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » (Trad. TOB)

Comment Jésus a-t-il commencé son parcours messianique, en quoi ce commencement est-il révélateur de son identité de son profil de messie ? La réponse à ces questions passe par une prise au sérieux du récit du baptême tel qu'il nous est rapporté par les évangélistes.

Des regards différents sur un même événement

Il est vrai que ce récit nous est transmis par les quatre évangiles. Chacun a conscience que cet événement de la vie de Jésus constitue un commencement. Cela s'accorde avec la prédication de l'Église primitive qui souligne que l'intelligence du mystère de Jésus commence au bord du Jourdain. Ainsi, celui qui remplace Judas défaillant doit avoir accompagné les apôtres « durant tout le temps où le Seigneur Jésus a marché à notre tête, à commencer par le baptême de Jean » (Ac 1, 21-22).

Mais cet accord important des quatre évangiles s'accompagne de différences significatives dans la description de l'événement.

S'agit-il d'une scène de révélation privée destinée au seul Jésus comme le souligne Marc (Jésus seul voit et entend) ?

S'agit-il d'un tableau apocalyptique dans lequel le spectacle et la révélation s'adressent à tous comme le note Matthieu ? La comparaison des quatre évangiles atteste une évolution et une progression : Marc semble le plus ancien: il rapporte l'événement sans le commenter. Matthieu souligne la réticence de Jean : « Celui-ci l'en détournait ». À sa façon, Luc manifeste le même embarras, qu'il résoud en emprisonnant Jean-Baptiste à l'instant précis qui précède le baptême. Jean l'évangéliste supprime presque tous les éléments narratifs et conserve un discours au contenu très théologique.

On conseillera ici au lecteur de s'attarder lui-même à une comparaison minutieuse des évangiles. Il pourra ainsi percevoir l'écart existant entre l'événement (Jésus baptisé par Jean-Baptiste) et ses diverses interprétations (1).

Le  texte éclairé par l’histoire

Si l'on veut comprendre le rôle fondateur du baptême de Jésus dans son aventure, il faut interroger Jean. Cet évangéliste a longtemps été ignoré par les historiens qui tendaient à se satisfaire des seuls évangiles synoptiques. Aujourd'hui, la critique accorde une grande valeur historique à Jean. En particulier sur les premières activités de Jésus en Judée, Jean paraît bien informé. Il signale, comme en passant, que Jésus a exercé la même activité que Jean-Baptiste (Jn 3,22). Il revient sur le sujet une autre fois dans une formulation contradictoire (Jn 4,1-2). En d'autres occasions, il signale que Jésus « fait halte au-delà du Jourdain, à l'endroit où Jean avait commencé à baptiser » (Jn 10,40).

Ces éléments, et d’autre encore, comme les accents polémiques contre les disciples de Jean dans le quatrième évangile, orientent nos regards vers le milieu baptiste : c'est là qu'il faut chercher le commencement de l'activité messianique de Jésus : c'est dire la place qu'occupe la scène du baptême. Il apparaît aujourd'hui de plus en plus clairement qu'aux alentours de l'ère chrétienne s'est développé dans le judaïsme un vaste mouvement de renouveau spirituel. Il s'agit d'un phénomène de rejet par rapport aux systèmes religieux dominants, d'une attitude de retrait par rapport aux groupes religieux en place, d'une méfiance par rapport au culte et d'une proposition de salut directe et simple, en dehors des médiations officielles comme la Loi ou le culte du Temple. Ce mouvement prend des formes diverses, même si les rites d'eau occupent une place essentielle: c'est pour cela qu'on parle de mouvement baptiste.

Ce mouvement baptiste propose un chemin de salut aux marginaux du judaïsme, les dispensant du détour complexe de la Loi. Seules deux choses sont requises : le baptême de repentance et la conversion du cœur.

Des historiens de plus en plus nombreux cherchent de ce côté le point de départ du mouvement de Jésus. Jean l'évangéliste, bien informé de l'activité judéenne de Jésus, a conservé le souvenir de la première période de l'activité baptiste de Jésus. Issu de ce mouvement, Jésus a très tôt manifesté son originalité propre. D'abord il met fin à cette période baptiste en devenant prophète itinérant. Surtout, il radicalise les intuitions baptistes, comme la contestation du culte extérieur, l'appel à la conversion du cœur. l'ouverture sur l'universel. Sur certains points même, il prend le contre-pied de l'attitude baptiste : ainsi sa proposition d'un Dieu non violent et pacifique s'oppose aux cris vengeurs de Jean-Baptiste, et au-delà, à la dominante de l'enseignement juif de son temps.

On comprend alors pourquoi les premiers chrétiens sont unanimes à souligner l'importance du baptême au seuil de la vie publique de Jésus. Certes, la résurrection de Jésus l'a auréolé d'un tel éclat que bien des épisodes de sa vie en ont reçu une lumière un peu éblouissante: d'où la difficulté parfois à isoler l'événement dans sa nudité. Mais le texte lui-même a conservé des cicatrices de ce commencement et l'histoire vient le confirmer.

Le texte en lui-même

Ce que nous avons dit jusque-là privilégiait surtout les données de l'histoire. Mais il nous faut maintenant aller plus loin et interroger le récit du baptême dans la version que nous en donne Luc.

Entre l'événement et sa relecture par Luc et sa communauté, il y a un écart. Que s'est-il passé exactement au moment du baptême ? Qu'en ont compris les premiers compagnons de Jésus ? Il est difficile de répondre, même si l'on peut, sans grand risque, affirmer qu'ils ne se doutaient pas qu'à cette heure commençait un mouvement qui allait révolutionner l'histoire religieuse du monde.

Alors, que nous enseigne sur Jésus le récit du baptême ? Il dit, sous la forme narrative, le sens explicite que la première communauté chrétienne a donné à l'événement quand la résurrection lui a fourni des clés nouvelles d'intelligence. Ce texte est dense et épais puisqu'en lui se superposent deux interprétations que l'on peut provisoirement dissocier.

A. Les marques de l'écrivain Luc

L'évangéliste n'est pas un compilateur. Il a un projet d'écriture que l'on peut ici repérer aux traits suivants :

               Le baptême : un commencement

Luc exprime de façon originale le caractère inaugural du baptême : juste avant la scène, il place la fin du ministère de Jean-Baptiste et son emprisonnement. Curieuse conception de l'histoire que d'écarter le baptiste au moment même où il doit baptiser Jésus ! Nous savons par les autres évangélistes que l'emprisonnement de Jean-Baptiste n'interviendra que plus tard, pendant la vie publique de Jésus. Mais, par cet artifice, Luc veut nous faire comprendre autre chose: il veut souligner la coupure de l'histoire religieuse en la personne de Jean-Baptiste. En lui s'achève l'histoire d'Israël. « Parmi ceux qui sont nés d'une femme, aucun n'est plus grand que Jean. Et, cependant, le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui » (Lc 7,28). Avec le baptême de Jésus commence le temps du salut par excellence, le centre de l'histoire. Ce temps prendra fin avec le départ de Jésus pour laisser place au temps de l'Esprit dans lequel se déploie l'intérim de l'Église.

               Le baptême : l'histoire d’un peuple

Jésus n'est pas seul: il y a derrière lui un peuple. C'est là un leitmotiv de la théologie de Luc. Jésus est un chef de file: derrière lui s'engage le peuple des sauvés, successeur du peuple en marche de l'Exode.

               Jésus et le Père

Luc accorde une grande place à la prière de Jésus, c'est-à-dire à sa relation constante avec le Père. De façon toute particulière, il souligne l'attitude priante de Jésus dans les moments décisifs de sa mission, au moment du choix des Douze (6, 12), avant la confession de Pierre (9,18), à la transfiguration (9,28), lorsqu'il enseigne le « Notre Père » aux disciples (11,1), à Gethsémani (22,39-46), sur la croix (23,34).

B. La foi de l'Église

Ces marques lucaniennes s'harmonisent pleinement avec l'enseignement de la communauté primitive. Ce récit en effet est parvenu à Luc, lourd de la foi pascale de l'Église qui sait. de façon explicite, ce qui a commencé au bord du Jourdain.

               « Le ciel s’ouvrit »

La tradition juive estimait que depuis environ deux siècles le ciel s'était fermé. Dieu restait désespérément silencieux. Cette non-communication entre Dieu et son peuple se lisait en particulier dans l'abandon apparent du peuple par son Dieu. Le triomphe des ennemis montre le silence persistant de Dieu.

               L’Esprit Saint descendit sur Jésus

Ce silence se traduit par l'absence de voix prophétiques. Les rabbins disaient que l'esprit prophétique avait déserté le peuple élu : seule restait la « bat qol » (la fille de la voix). L'ouverture du ciel n'a d'autre but que de restaurer le dialogue, de permettre à l'esprit prophétique, symbole de la prsence de Dieu, d’habiter en Israël.

               « Tu es mon fils »

L'ouverture du ciel et la descente de l'Esprit prennent sens par la personne de Jésus. Les textes divergent sur le contenu de la voix venue du ciel. Quelques rares manuscrits lisent: « Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'ai engendré». La grande masse des manuscrits retient la leçon suivante: « Tu es mon fils; il m'a plu de te choisir ». On peut penser que la seconde leçon a plus de chance d'être authentique. Ce qu'il faut souligner, c'est la plénitude et la profondeur de cette révélation qui ne prend son sens plein qu'avec la résurrection.

Qu'est-il dit là de Jésus ? Qu'il est le nouvel Israël en qui Dieu trouvera enfin sa complaisance ? Qu'il est le messie de Dieu, le serviteur d'Isaël par qui le salut s'accomplira ? Qu'il est le fils de Dieu, que Dieu a fait « Seigneur et Christ » en le ressuscitant ?

Tout cela est vrai et correspond à des moments successifs de la révélation. Dans le dévoilement de Dieu, le récit du baptême constitue un texte fondateur. L'approfondissement de la foi y reconnaîtra l'image trinitaire : Dieu Père envoyant l'Esprit sur le Fils.

© Alain Marchadour, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 50 (décembre 1984), « Jésus. Treize textes du Nouveau Testament », p. 10-13.

 

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(1) « La description du baptême constitue dans les quatre évangiles une page grandiose, d'un ton solennel, d'une densité exceptionnelle, une sorte de frontispice auréolant de sa gloire mystérieuse le personnage dont on va raconter l'histoire. Ce portrait du fils de Dieu en communication directe avec le ciel, accueillant l'Esprit, entendant la parole de son Père, ne peut dater de l'événement lui-même et des premiers contacts de Jésus avec les siens. Ce portrait est chrétien, il est l'œuvre d'un croyant er d'un baptisé. Nulle part sans doute autant que dans cette scène n'apparait la distance entre l'événement initial et la description chrétienne. » (Jacques Guillet, Jésus devant sa vie et sa mort, Aubier 1971, p. 47.