Le livre des Rois donne une grande importance au coup d'état de Jéhu...
Un récit dramatique
Le livre des Rois donne une grande importance au coup d'état de Jéhu (on prononçait Yéhou), qui occupe les ch. 9 et 10 du second livre. L'histoire nous paraît plutôt horrible, mais elle devait être perçue comme assez banale à l'époque. Un usurpateur se devait de tuer tous les hommes et garçons de la famille de son rival, car ceux-ci considéraient comme un devoir sacré de venger la victime. Les règnes de David et de Salomon n'avaient-ils pas commencé pareillement par quelques assassinats de rivaux potentiels ? On peut d'ailleurs lire en Juges 9, dans l'histoire d'Abimélek, comment un seul survivant peut faire échouer une prise de pouvoir ! Au temps d'Elisée, en Juda, Athalie cherche également à faire disparaitre toute la descendance de David; elle y aurait réussi si le tout jeune Joas n'avait pas été caché dans le temple (voir 2 R 11).
Mais le récit du coup d'état de Jéhu – écrit sans doute peu de temps après les événements – nous est livré sous une présentation prophétique qui fait de Jéhu l'exécutant de la punition du Seigneur envers la dynastie d'Omri. Elisée met l'affaire en route en envoyant un de ses disciples sacrer Jéhu; mais ensuite le prophète sort de la scène et ne dit plus rien. C'est Jéhu lui-même (9,26.36; 10,10) ou le rédacteur (10,17) qui fait appel aux condamnations prononcées par Élie. Et à la fin, le Seigneur félicite Jéhu sans intermédiaire (10,30).
Le récit ne suit peut-être pas l'ordre chronologique des événements; il suit plutôt un ordre géographique et on a intérêt à le lire avec une carte sous les yeux.
Il s'articule ainsi :
- à Ramoth de Galéad : investiture de Jéhu (9,1 -
- en route vers Izréel : meurtre des deux rois (9,16-29).
- à Izréel : meurtre de Jézabel; messages à Samarie, massacres (9,30-10,11)
- en route vers Samarie: massacre des Judéens et alliance avec Jonadab (10,12-16)
- à Samarie : massacres des partisans d'Akhab et des fidèles de Baal (10,17-27).
Il est difficile de faire la part de ce qui relève de la mission donnée à Jéhu par les prophètes et de ce qui sert ses propres objectifs politiques. La politique religieuse d'Akhab et Jézabel favorisait plutôt l'élément cananéen de la population du royaume; Jéhu s'y oppose pour revaloriser l'élément israélite. Il renonce du coup à l'alliance avec les Phéniciens qu'avait consacrée le mariage de Jézabel avec Akhab et il devra chercher un autre allié contre les Araméens, Ce sera l'Assyrie à laquelle Jéhu se soumettra dès le début de son règne (841). En tuant le roi de Juda, Jéhu a créé une situation de crise à Jérusalem, mais on ne voit pas qu'il ait cherché à en profiter.
Le célèbre "obélisque noir" du British Museum a gardé l'image de Jéhu prosterné devant Salmanasar III, son suzerain, tandis que des notables offrent le tribut d’Israël. Le livre des Rois ne parle pas de cette vassalité, car il veut donner de Jéhu une image positive.
En suivant le texte
Quelques explications suffiront à accompagner la lecture des récits.
• 9,1-10. On voit que le jeune prophète dépasse largement la mission qui lui avait été donnée par Élisée. Le discours dans lequel il fixe les objectifs de Jéhu utilise les formules deutéronomistes déjà lues en 1 R 14,10-11 et 1 R 16,2-4. Mais l'idée de "venger le sang des prophètes" est originale et doit provenir de la tradition hostile à Jézabel.
• 9,25-26. Jéhu ne donne pas le nom du prophète qui aurait prononcé l'oracle contre Akhab. Cela fait penser que le nom d'Elie aurait pu être introduit artificiellement en 1 R 21. Mais on n'a pas ici une citation de 1 R 21,19 et il doit s'agir d'une autre version de l'affaire Naboth.
• 9,31. Zimri, 46 ans plus tôt, avait assassiné Éa (1 R 16, 8-20) mais n'avait pu garder le pouvoir que sept jours. Assiégé par Omri (le grand père de Joram) il s'était suicidé. Quand Jézabel traite Jéhu de « Zimri » elle lui promet le même sort.
• 9,36-37. Le v.36 cite le v.10 plutôt que 1 R 21,23; le v. 37 est une explication du rédacteur deutéronomiste; cela n'avait pas été annoncé.
• 10,2-3. Jéhu lance un défi aux notables de Samarie: qu'ils choisissent le successeur de Jotam et qu'ils viennent affronter Jéhu ! Du fait que Jéhu a avec lui l'armée régulière, l'issue du duel est évidente.
• 10,9-10. Jéhu peut jouer sur le fait qu'on ne sait pas que c'est lui qui a commandé aux notables de Samarie de tuer les "fils du roib (« fils » à prendre au sens large de « famille royale »). On peut croire que les gens de la capitale étaient avec lui dès le début.
• 10,15. Jonadab fils de Rekab n'est pas présenté et si nous n'avions pas le récit de Jérémie 35, nous ne saurions pas qu'il est à l'origine de la secte des Rékabites, qui pouvait donner un appui à Jéhu dans sa lutte contre le culte de Baal. Faute d'autres informations, il est difficile d'évaluer l'importance de ce mouvement farouchement yahviste qui refusait la vie sédentaire.
• 10,18-25. Le massacre des fidèles de Baal est habilement machiné. Jéhu ne recule pas devant un mensonge si gros que le rédacteur final se croit obligé de prévenir le lecteur : « Jébu agit ainsi par ruse » (v.19). Mais ce n'était peut-être pas un mensonge de dire qu'Akhab avait peu honoré Baal (v.18); il n'y a que le rédacteur deutéronomiste qui l'accuse de l'avoir adoré (1R 16,31; 21,26); Elie ne le fait pas.
• 10,29-31. Il est remarquable qu'on ait laissé de côté les félicitations que le Seigneur adresse à Jéhu et le jugement très défavorable de la notice. On sait que les notices ont été écrites par des gens de Juda qui ne pouvaient que condamner les rois d'Israël, parce que ceux-ci continuaient la politique religieuse séparatiste inaugurée par Jéroboam. Et ils avaient raison en ce sens que la religion officielle du royaume d’Israël, même si elle est à peu prés orthodoxe, est toujours une religion nationale au service de l'Etat. Mais celle du royaume de Juda ne l'était-elle pas aussi ?
Dans tout ce récit, Jéhu apparaît comme un homme dynamique et énergique : on nous dit qu'il « conduisait son char comme un fou » (9,20). On voit surtout que c'est un chef qui en impose : les notables de Samarie se soumettent platement à ses ordres; dans le palais de Izréel, il trouve aussitôt des complices pour jeter la reine par la fenêtre. Il sait Jouer aussi de ruse et d'action psychologique. Il avait l'étoffe d'un grand roi, mais la Bible ne nous dit rien de la suite de son règne. Et ce qu'on dit de lui dans les documents assyriens le montre plutôt comme un faible.
Si les auteurs ont tenu à donner à ce règne une certaine importance, c'est qu’ils y voyaient la dernière chance donnée au royaume du Nord. La suppression du culte de Baal pouvait apparaitre comme un retour du peuple dans l'alliance, garantissant un avenir heureux. Mais on est déjà prévenu que cet avenir ne sera pas très long: quatre générations, ce qui fera finalement moins de cent ans. L'absence de récits prophétiques pour cette période nous prive d'une explication sur l'échec de cet essai. La persistance de la politique de Jéroboam ne suffit pas à l'expliquer. Mais il nous est toujours possible d'aller voir dans les livres d'Amos et d’Osée ce qu'on pouvait reprocher aux successeurs de Jéhu. Ce qui soulève une autre question: pourquoi le livre des Rois ne cite-t-il pas ces prophètes ?
© Pierre Buis, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 86 (Mars 1994), « Le livre des Rois » p. 33-36.