Les traditions regroupées autour de Jacob servent tout d’abord à dessiner un parcours géographique et ethnique...

Que construisent ces conflits, cet éloignement et ce retour de Jacob ? Quelle vision du monde présentent-ils ?

La lutte  d’un groupe pour être reconnu

Les traditions regroupées autour de Jacob servent tout d’abord à dessiner un parcours géographique et ethnique. La survie du clan est rythmée par les mariages, les naissances et les enterrements, les déplacements et les relations avec ceux qui se trouvent là et pour qui la fertilité des femmes et des troupeaux est également essentielle.

Les conflits entre personnes témoignent des relations entre groupes voisins. Le parcours de Jacob permet d’établir quelles sont les relations du groupe dont il est l’ancêtre avec les Édomites, tout au sud, représentés par Ésaü, avec les Araméens à l’est, représentés par Laban, et avec les Judéens, voisins immédiats représentés par Isaac, fils d’Abraham, l’ancêtre du Sud.

C’est ainsi que l’identité du groupe va se construire à travers un itinéraire et un système de relations sans cesse à ajuster. Comment vivre autrement que dans la terreur du sacré et la haine des frères ? Comment fonder une existence autonome sur des formes de reconnaissances et de pactes ? C’est là un défi auquel l’histoire de Jacob tente de répondre.

Ceux qui écrivent ces récits sont pleinement conscients du fait qu’il existe plusieurs populations mêlées dans la région et que le pays où revient Jacob n’est pas un pays vide. Son mariage araméen témoigne alors d’échanges possibles d’un groupe à l’autre.

Sur le plan historique, aller à Harrân n’est pas anecdotique : en arrivant chez Laban, éleveur de bétail, un Araméen riche propriétaire de la région, Jacob arrive au voisinage de ce qui devient au viie siècle la deuxième ville de l’Empire assyrien et donc un centre important de pouvoir politique et religieux pour les sujets de l’Empire qui habitent à l’ouest. C’est donc une ville de référence pour les Israélites : selon des données avancées par Ernst Axel Knauf, une baisse démographique, à cette époque, rend la culture des terres problématique à cause de la disparition de la main-d’œuvre et entraîne une reconversion des terres agricoles en pâturages. Repartir avec les troupeaux de Laban est une façon de suggérer que les Israélites peuvent collaborer de façon pragmatique avec leurs riches voisins « araméens », en tirer profit pour assurer la vie chez eux et construire leur propre maison. Ce serait une forme de résistance douce à l’hégémonie assyrienne.

Une identité généalogique

Ce parcours est lié à la construction d’une « maison » avec sa généalogie complexe, qui peut aussi être ré-arrangée, enrichie, recadrée en fonction des nécessités et des aléas des relations tribales non centralisées. La vision de l’organisation sociale n’est donc pas celle d’un état monarchique avec une hiérarchie centralisée ou celle d’une cité-État. Elle dessine des relations plus fluides d’un groupe à l’autre.

Si ce parcours est lié à une généalogie fondatrice, il est aussi lié à un territoire, celui où le groupe va et vient, mais où il laisse aussi des tombes : celle de Sarah, à Makpela, près d’Hébron, où seront aussi enterrés Abraham et Isaac ; celle de Déborah, la nourrice de Rébecca, au-dessous de Béthel, au pied du « Chêne des Pleurs » (35,8) ; et celle de Rachel, sur la route de Bethléem (35,16-20). Toutes ces tombes sont d’abord des tombes de femmes, les donneuses de vie. Et toutes ces tombes sont en Canaan, là où revient Jacob, qui s’ancre ainsi dans le sol et sans doute aussi dans un culte des ancêtres. On voit donc s’affirmer ici une identité fortement liée à l’autochtonie*, au rapport au sol et aux ancêtres.

 

© Corinne Lanoir, Cahier Évangile n° 171, Jacob, l'autre ancêtre, p. 20-21.