Pour les chrétiens, la place des Juifs est à situer dans une vaste fresque historique qui déborde largement Israël lui-même...

Le rôle transitoire de la loi mosaïque en était l'indice : pour les chrétiens, la place des Juifs est à situer dans une vaste fresque historique à l'allure dramatique, qui déborde largement Israël lui-même. Bien sûr, selon les auteurs, il y a bien des nuances entre l'évidence éblouissante de l'accomplissement des Écritures, ou le rôle pédagogique, la lente accoutumance qui ramène Adam à Dieu à travers Israël. Mais on voit se mettre en place, dans la discussion avec les Juifs, la vision d'une histoire du salut par étapes « chronologiques », où intervient une rupture du lien entre Dieu et Israël, qui perd son héritage. Avec Tertullien le schéma finit par devenir très clair, trop clair.

On a déjà marqué le caractère second de l'institution mosaïque, après la « loi » largement offerte à Adam: le Décalogue et tous les préceptes de la Torah sont en germe dans le commandement donné à Adam (Contre les Juifs 2). Mais l’élection d'Israël, après le péché des origines, est d'autant plus magnifiée qu'elle va contraster avec l'impiété et la misère actuelle du peuple: « Sous tous les rapports, les Juifs avaient obtenu de Dieu un insigne privilège, à cause de l'insigne justice et de la foi de leurs premiers pères : de là, la grandeur de leur race et la puissance de leur royaume; de là aussi le bonheur si grand d'entendre la parole de Dieu... Mais enflés par la confiance dans les mérites de leurs pères ils s'écartèrent de la loi divine d'une manière impie et commirent toutes sortes de prévarication » (Apologie 21, 4) Les Pères insistent sur la continuité du don prophétique jusqu'à Jean-Baptiste, mais aussi sur la violence du refus d’Israël depuis le Veau d'or et son idolâtrie grossière. Pour Barnabé, mais il est le seul, l'Alliance est alors irrémédiablement brisée, avant même d'être accordée (4, 8) et toute l'histoire d'Israël n'est plus que perversion démoniaque. L'Alliance est un échec.

Le refus culmine bien sûr avec le rejet du Christ annoncé par les Prophètes, que les Juifs attendaient et attendent encore. Mais pourquoi l'ont-ils refusé ? En châtiment de leur infidélité. « Ils lisent eux-mêmes dans les Écritures qu'ils ont été privés, par châtiment, de la sagesse, et de l'intelligence, et de l’usage des yeux et des oreilles (Is 6,9-10) » (Apologie 21, 16). Ils n'ont pas su reconnaître la Parousie humiliée. Et Tertullien, seul souligne le point de vue juif : ils ont mis à mort celui qu'ils considéraient comme un imposteur et un hérétique (Contre Marcion 3, 6, 10). Or cet aveuglement, avec la condamnation qui en témoigne, étaient annoncés par les prophètes bien avant la venue de Jésus : ce n'est qu'un aboutissement.

À la désolation de Jérusalem s'oppose le spectacle inouï de l'autre peuple, venu des Nations, qui, lui, répond avec docilité et ferveur, comme il était dit dans les Écritures. Israël a perdu l'héritage, et c'est le frère cadet qui l'a reçu: la figure des deux fils de Rébecca, Ésaü et Jacob, c'est-à-dire des deux peuples, est le leitmotiv partout repris. « Jacob reçut le droit d'aînesse, lorsque son frère le méprisa, tout comme le peuple cadet reçut le Premier-Né de tous, le Christ, lorsque le peuple aîné le rejeta en disant : Nous n'avons de roi que César. Or dans le Christ est toute bénédiction aussi le peuple cadet déroba-t-il au Père les bénédictions du peuple a/né, comme Jacob avait dérobé la bénédiction d'Ésaü » (Contre les hérésies 4, 21, 3). Le peuple de la Nouvelle Alliance est donc le « véritable Israël » : « La race israélite véritable, spirituelle, c'est nous, nous que le Christ crucifié a conduits vers Dieu » (Dialogue 11; cf. 123). Attention cependant à ne pas perdre l'Alliance à notre tour ! exhortait Barnabé (4, 6).

Le peuple juif a-t-il encore un rôle ? Apparemment pas, dans nos textes. Il ne semble rien rester de son élection. Bien sûr, pour un Irénée, familier de saint Paul, la croix du Christ rassemble les deux frères : « Il y avait en effet deux mains parce qu'il y avait deux peuples dispersés aux extrémités de la terre. Mais au centre il n'y avait qu'une seule tête, parce qu'il n'y a qu'un seul Dieu, au-dessus de toutes choses, à travers toutes choses et en nous tous » (Contre les hérésies 5 17, 4). Mais dans le discours apologétique, le peuple juif ne semble participer au salut que dans la mesure où certains (le reste, les sauvés d’Israël) se convertissent peu à peu. Le Dialogue de Justin y invite sans se lasser. Tertullien semble presque avoir renoncé. La conversion des Juifs comme peuple, se fera lors de la Parousie glorieuse, à la fin des temps (Contre les Juifs 14, 10). Hippolyte de Rome la liera au retour d'Elie (De l'Antéchrist 3).

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© Lucile Villey, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 108 (Juin 1999), « Le Nouveau Testament est-il anti-juif ? », p. 61-62.