Tout doit être renouvelé pour que YHWH établisse sa royauté universelle...

L’habitant du monde et le Roi de Jérusalem (Is 24–27)

Mettre fin à l’endurcissement. Ce que l’on a appelé l’ " Apocalypse d’Isaïe " occupe les ch. 24 à 27. Le lien avec la partie précédente (" les oracles sur les nations ", ch. 13–23) semble ténu : est-ce seulement un enchaînement de type " dominos " avec la présence du mot " habitant " (Yoshev) dans les versets 23,18 et 24,1 ? Il faut dire que ce mot n’est pas anodin : la racine hébraïque Yashav, qui signifie à la fois habiter et être assis, connote peut-être plus que la traduction française l’idée d’une installation confortable. Or durant les ch. 13–23, l’heure était précisément à la désinstallation et il semble bien, dans ces premiers versets du ch. 24, que la situation ne se soit guère améliorée, au contraire, ce qui était le lot de telle ou telle nation est étendu à la terre entière : " la terre sera totalement dévastée, pillée de fond en comble " (24,3). Désinstallation universelle donc !

Mais la mention des " habitants " (24,1) peut aussi rappeler à la mémoire du lecteur le terme fixé par le Seigneur à la mission d’endurcissement confiée au prophète : " Jusqu’à ce que les villes soient dévastées, sans habitants, les maisons sans personne, la terre dévastée et désolée " (6,11). Le contexte du ch. 24 n’est en effet pas éloigné de celui du ch. 6 :
• le prophète s’exprime en première personne et s’écrie : " Malheur à moi ! " (v. 16, cf. 6,5)
• YHWH règne dans sa gloire à Sion (v. 23, cf. 6,1-3).

Si le ch. 24 se situe au terme de l’endurcissement sensoriel, rien d’étonnant à ce que l’on assiste à une apocalypse, une révélation ! En fait le jugement exercé par Dieu à l’encontre des nations particulières dans la partie précédente prend maintenant une ampleur cosmique. La perte de repères atteint le délire, " la terre vacille comme un ivrogne " (v. 20, cf. 19,14), mais les responsables de l’enfermement des nations (" les rois de la terre ") sont eux-mêmes enfermés et le Seigneur seul règne à Sion (v. 22-23).

Action de grâce des sauvés. La purification ainsi opérée par Dieu conduit à un cantique d’action de grâce qui lui est directement adressé en première personne et dont les accents rappellent ceux du ch. 12 : " Seigneur tu es mon Dieu, je t’exalte " (25,1). Dans ce cantique, l’action de Dieu est ainsi résumée : il a détruit la cité fortifiée et il s’est constitué en refuge pour le faible. Deux types d’habitations qui symbolisent des attitudes diamétralement opposées : d’une part l’enfermement dans l’orgueil, d’autre part l’ouverture à Dieu dans l’humilité. Et cette opposition symbolique se marque au début du chapitre suivant entre la " ville forte ", lieu de la confiance en YHWH, et la " cité inaccessible " que YHWH a humiliée et dont il a fait plier l’habitant (26,1-5). Au chapitre 27, nous retrouvons la même opposition entre, d’une part, ceux qui prennent YHWH pour rempart et qui sont appelés " vigne délicieuse " (27,2 cf. 5,1) et, d’autre part, " la ville fortifiée " qui restera solitaire (27,10).

Entre-temps, nous voyons réapparaître le groupe du " nous " célébrant le salut " en ce jour-là " (25,9 cf. 12,1). Après que le prophète s’est exprimé au singulier, ce groupe poursuit en effet son cantique de louange au pluriel et le conclue en disant : " Exultons, jubilons, puisqu’il nous sauve " (25,9). Il y a là comme une communauté des sauvés dont la sortie de l’endurcissement se caractérise précisément par la prise de conscience qu’ils ne peuvent se donner le salut à eux-mêmes : " Nous avons conçu, nous avons été dans les douleurs, mais c’est comme si nous avions enfanté du vent : nous n’apportons pas le salut à la terre ni au monde de nouveaux habitants " (26,18). Le groupe du " nous " marque sa proximité avec le prophète en reprenant à son compte la comparaison avec la parturiente (cf. 21,3) et exprime l’éloignement du salut en termes d’incapacité à donner au monde de nouveaux " installés ". L’action de YHWH, comparée à la glanure, a pour effet de rassembler les habitants épars " sur la montagne sainte, à Jérusalem " (27,13).

L’habitant de Jérusalem et le Roi du monde (Is 28–33)

Salut pour les unes, scandale pour les autres. À l’apocalypse entrecoupée de passages hymniques formulés en première personne (du singulier ou du pluriel selon que s’exprime le prophète ou le groupe du " nous ") qui occupait les chapitres 24 à 27 succède une longue diatribe prophétique ponctuée par l’interjection " malheur ! " (ch. 28-33). L’emploi répété de cette interjection nous renvoie au ch. 5, où les chefs du peuple étaient accusés de rejeter le plan de YHWH pour ne suivre que leur propre conseil. L’horizon du même coup se resserre : tandis que l’apocalypse englobait la terre entière, la diatribe s’adresse presque exclusivement aux habitants de Jérusalem et singulièrement à leurs gouvernants (appelés ironiquement " ivrognes d’Éphraïm " en 28,1). Les ch. 28–33 doivent cependant se comprendre dans la suite de ce qui précède : à la présentation du projet de YHWH pour " ce jour-là " répond d’une part l’accueil enthousiaste de la communauté du salut (ou groupe du " nous ") et d’autre part le rejet méprisant par les " railleurs qui gouvernent ce peuple à Jérusalem " (28,14).

Or au ch. 8, tandis que se constituait ce groupe du " nous " autour du prophète, celui-ci désignait YHWH à la fois comme " sanctuaire et comme pierre d’achoppement " (8,14) et la fin de cet oracle était formulée dans les mêmes termes que la menace adressée ici aux railleurs : " ils trébucheront, ils se casseront, ils seront pris au piège et capturés " (28,13, cf. 8,15). On retrouve ici une " pierre angulaire " posée en Sion (v. 16) opposée au " refuge du mensonge " (v. 17) construit par les guides du peuple à Jérusalem. Ainsi le combat entre les deux habitations décrit dans les ch. 24–27 se porte maintenant au cœur de la ville sainte. Doit-on s’en étonner ? Non, Jérusalem a beau être " la ville de David ", il fallut que David campât contre elle pour qu’elle le devienne (29,1).

YHWH mène le siège de Jérusalem. De la même manière YHWH va mener le siège de Jérusalem et cette image parcourt toute la diatribe revenant périodiquement comme le thème musical d’une symphonie (29,1-8; 30,27-33; 31,4-9; 33,1-13). Ce thème est parfois identifié historiquement avec l’assaut lancé par Sennachérib (l’Assyrie est mentionnée explicitement en 30,31 et 31,8). Tout comme l’endurcissement des chefs a comme paradigme l’obstination stigmatisée par le prophète à faire alliance avec l’Égypte (30,2-7 ; 31,1-3). Mais il ne s’agit pas d’abord de faire mémoire d’évènements historiques, mais plutôt de la capacité de YHWH à retourner les situations car s’il entoure l’extérieur de la ville, Dieu veut sa transformation intérieure. Ce qui est visé c’est la fin de l’endurcissement.

" Tes yeux contempleront le Roi ". L’endurcissement sensoriel constitue d’ailleurs un autre thème qui court d’un bout à l’autre de la diatribe comme en témoigne la récurrence des verbes de perception. Ils sont employés tantôt pour dénoter l’endurcissement qui va jusqu’à fermer la bouche aux prophètes : " ils n’ont pas voulu écouter " (28,12, cf. 30,9-10), sans un " regard pour le Saint d’Israël " (31,1), tantôt pour exprimer l’exhortation prophétique à sortir de cet endurcissement : " Prêtez l’oreille, écoutez-moi ! " (28,23, cf. 32,9), tantôt enfin pour dire la sortie de cet endurcissement par la grâce de YHWH :
• En ce jour-là les sourds entendront la lecture du livre… car en voyant ce que j’ai fait au milieu d’eux – ses enfants – ils sanctifieront mon nom (29,18…23).
• Oui peuple de Sion qui habites à Jérusalem… tes yeux le verront, tes oreilles entendront la voix qui dira derrière toi… " Voici le chemin, prenez-le. " (30,19…21).
• Alors le roi régnera selon la justice, les chefs gouverneront selon le droit. Chacun d’eux sera comme un refuge… les yeux de ceux qui voient ne seront plus fermés, les oreilles de ceux qui entendent seront attentives (32,1…3).
• Tes yeux contempleront le Roi dans sa beauté… contemple Sion, la cité de nos solennités, tes yeux verront Jérusalem (33,17…20).

La cité elle-même est transformée par le retour à la vue et à l’audition de ses habitants. Tandis que le verset 29,1 (" Qu’une année s’ajoute à celle-ci avec tout le cycle des fêtes et je presserai Ariel ") rappelait la diatribe inaugurale et le dégoût divin pour la liturgie du temple (" vos solennités, je les déteste " [1,14]), Sion est nommée en 30,20 " cité de nos solennités " ce qui marque une profonde réconciliation. L’emploi à deux reprises du verbe " contempler ", qui est le verbe de la vision prophétique, montre que la sortie de l’endurcissement ouvre sur une transformation du peuple tout entier qui explique cette réconciliation.


© Dominique Janthial, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 142 (décembre 2007), "Le livre d'Isaïe ou la fidélité de Dieu à la maison de David",  p. 28-30.