La notice chronologique présente au début du chap. 7 est un peu surprenante...

" Aux jours d’Achaz "

La notice chronologique présente au début du chap. 7 est un peu surprenante, elle indique en effet non seulement le nom du père du roi régnant, comme il est de coutume dans l’historiographie biblique, mais encore celui de son grand-père, Ozias. De cette manière, le premier verset de cet épisode le relie explicitement au chapitre précédent daté de l’année de la mort d’Ozias. Un laps de temps d’au moins seize ans, durée du règne de Yotam (2 R 15,33), sépare donc les deux récits. La deuxième partie du premier verset reprend quant à elle les données fournies par le livre des Rois (2 R 16,5) : " Alors Rezin, roi d’Aram, et Péqah, fils de Remalyahou, roi d’Israël, montèrent pour faire la guerre à Jérusalem. Ils assiégèrent Achaz mais ne purent l’attaquer ".

Le verset suivant nous situe au cœur du drame : " On annonça à la maison de David : “Aram se repose en Éphraïm”. Alors son cœur et le cœur de son peuple furent agités comme les arbres de la forêt sont agités par le vent " (7,2). Les chapitres précédents avaient désigné leur cœur hautain comme la source du péché des chefs. Le Deutéronome mettait d’ailleurs le roi en garde contre ce défaut : " Que son cœur ne s’élève point " (Dt 17,20). Or ici le texte nous propose un gros plan sur le cœur du roi, agité comme ces grands arbres qui, au chapitre 2, symbolisaient justement l’élévation (2,13). Cette agitation du cœur du roi déteint sur son peuple de la même façon que l’encombrement de la maison de Jacob se répandait sur toute la terre (2,6). De plus, elle contraste avec le repos d’Aram (il y a assonance en hébreu entre les antonymes na’ – " s’agiter " et nah – " se reposer "). Enfin un pareil manque de confiance apparaît d’autant plus incongru que l’on sait depuis le verset précédent que les coalisés du Nord n’ont pu attaquer Jérusalem ! La Maison de David a-t-elle donc à ce point oublié les promesses que Dieu lui avait faites par l’intermédiaire du prophète Nathan : " Je te ferai reposer devant tes ennemis " (2 Sm 7,11) ?

Achaz et Ézéchias

L’entrée en scène du prophète Isaïe, nommé pour la première fois explicitement depuis le début du livre, place l’épisode dans le cadre formel des rencontres similaires entre un roi davidique et un prophète. Mais davantage qu’à la rencontre de David avec Nathan (2 Sm 7), c’est à celle d’Ézéchias avec Isaïe (2 R 19) que le texte fait écho. En effet, le lieu vers lequel Isaïe doit sortir pour y retrouver Achaz est, selon le livre des Rois, précisément celui de la rencontre entre les envoyés d’Ézéchias et ceux de Sennachérib : " L’extrémité du canal du réservoir supérieur, vers la chaussée du champ du Foulon " (2 R 18,17). La présence d’une menace étrangère – bien que d’inégale gravité dans l’un et l’autre cas – pousse le lecteur à comparer les deux rois. Et la comparaison tourne nettement à l’avantage de l’Ézéchias du livre des Rois dont la confiance résiste vaillamment aux coups de butoir de l’envoyé assyrien. Son père, en revanche, s’est manifestement agité pour rien, comme le confirme la parole d’Isaïe qui déclare l’inanité de la menace (7,4-9).

La conclusion de cet oracle prend la forme d’une maxime : " Si vous n’êtes pas fermes (dans la foi), vous ne serez pas affermis " (Is 7,9). La double occurrence dans cette maxime de la racine de la foi/fermeté (racine ‘Aman que nous retrouvons dans le mot " Amen ") rappelle les promesses de Dieu à la maison de David : " Ta maison et ta royauté seront à jamais affermies (ne’eman) devant toi " (2 Sm 7,16). Cependant, dans la maxime qu’il énonce face à Achaz, Isaïe paraît ajouter un élément conditionnel (" si vous n’êtes pas fermes ") là où Nathan transmettait une promesse inconditionnelle. YHWH préparerait-il une porte de sortie à l’alliance indéfectible conclue avec David ?

Il faut bien comprendre que le caractère indéfectible de cette alliance tient à la nature filiale du rapport qui unit Dieu aux représentants de la Maison de David. YHWH avait dit du fils de David (la " maison " qu’il lui promettait) : " Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils " (2 Sm 7,14) et la fermeté de cette " maison " en était la conséquence logique. Or le cœur agité d’Achaz n’est plus un cœur de fils ; la dernière intervention d’Isaïe auprès du roi va encore confirmer cela, rappelant au lecteur l’exclamation dépitée qui ouvrait le livre : " Des fils j’ai fait grandir ! " (1,2).

Un fils et un nom

Dans la première partie du chapitre 7 (v. 1-9), des rapports de filiation sont mentionnés dans presque chaque verset. Certains acteurs (le " fils de Remalyahou " et le " fils de Tabéel ") ne sont situés que comme " fils de… ". Ajoutons à cela les deux désignations inhabituelles d’Achaz comme petit-fils d’Ozias et comme " maison de David " (qui regroupe ceux dont David est le " père "), et nous comprendrons que la question de la filiation est particulièrement présente dans ce récit.

Relu dans ce contexte, le refus d’Achaz à l’invitation que lui transmet Isaïe de demander un signe sonne comme un refus de vivre avec YHWH une relation filiale (v. 11). La réponse de YHWH montre sa détermination à rester fidèle à ses promesses envers la maison de David malgré ce refus. Cette réponse, ce signe qu’il donne malgré tout, c’est précisément un " fils " qui n’est pas " fils d’Untel " mais simplement " un fils " et le nom que devra lui donner sa mère, " Emmanuel ", montre qu’en fait il est fondamentalement fils de Dieu !

L’identification de ce " fils " a été au centre de nombreux débats, principalement entre Juifs et chrétiens : s’agit-il d’Ézéchias, fils d’Achaz, d’un fils du prophète Isaïe ou bien d’une figure messianique ? Du point de vue du lecteur, l’identité qui paraît s’imposer à première vue est celle d’Ézéchias. Et ceci, d’une part, parce qu’Isaïe lui est associé dans le livre des Rois et, d’autre part, parce que, dans ce même livre, on dit de lui que " YHWH était avec lui " ce qui correspond en première analyse à la manière de le désigner ici : " Emmanuel (Dieu avec nous) ". Cependant si l’on regarde avec précision les données chronologiques fournies par le livre des Rois, l’identification avec Ézéchias devient problématique : Ézéchias avait vingt-cinq ans lorsqu’il devint roi (2 R 18,2) et son père n’avait régné que seize ans (2 R 16,2) ; par conséquent, il a déjà environ neuf ans lors de l’accession de son père au trône, et sa naissance est dès lors bien antérieure au règne d’Achaz.

Dieu avec nous

La promesse d’un descendant davidique est assurément, pour qui a lu 2 Sm 7, la première manière pour Dieu d’être " avec [la dynastie] " ; l’impossibilité de faire coïncider parfaitement la figure historique d’Ézéchias avec l’Emmanuel est-elle le signe d’un élargissement ou d’une évolution vers des formes différentes d’assistance et de fidélité divines ? Le livre d’Isaïe réservera en effet des surprises en la matière. Pour l’heure, ce " fils " reste une figure énigmatique ; de plus, il surplombe apparemment les contingences historiques puisqu’il est dit de lui : " il saura rejeter le mal et choisir le bien " (7,15), ce que les fils d’Adam ont bien du mal à faire depuis le premier péché.

Notons encore que la présence du pronom personnel " nous " dans le nom de ce " fils " est elle aussi significative. En effet le jeu des pronoms personnels est important dans le dialogue entre Isaïe et Achaz. Le prophète dit au roi : " Demande pour toi un signe à YHWH ton Dieu " (7,11) et Achaz répond sèchement : " je ne mettrai pas à l’épreuve YHWH " sans ajouter " mon Dieu " (7,12). Alors Isaïe se place face à la maison de David qu’il accuse en disant : " vous fatiguez mon Dieu " (7,13). L’appartenance mutuelle qui marque la relation entre Isaïe et Dieu (et dont le roi, semble-t-il, se retranche) est exprimée dans le " nous " de l’Emmanuel (Dieu avec nous).

Le pluriel de ce " nous " peut donc inclure le " je " du prophète dont le nom signifie " Dieu sauve " et englober une petite communauté de " sauvés " surplombant l’Histoire. Le nom du fils du prophète, Shéar Yashouv (" un reste reviendra, se convertira "), dont on aurait presque oublié la présence discrète aux côtés de son père durant son dialogue avec Achaz, tend à confirmer cela car, pour le lecteur du livre d’Isaïe, elle pointe non seulement vers le Retour d’Exil mais aussi vers la sortie de l’endurcissement déjà évoquée en 6,13. Ainsi, par-delà l’impasse provoquée par le refus d’Achaz, l’annonce de l’Emmanuel recouvre davantage que l’avènement du roi Ézéchias bien qu’il ait été un roi juste à l’attitude filiale envers Dieu : elle permet d’envisager la venue d’un groupe qui, à l’exemple du prophète, adoptera cette même attitude.


© Dominique Janthial, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 142 (décembre 2007), "Le livre d'Isaïe ou la fidélité de Dieu à la maison de David",  p. 16-18.