Comparé au reste de l’histoire des patriarches dans la Genèse, le « cycle d’Abraham » est, en apparence, le moins unifié...

Comparé au reste de l’histoire des patriarches dans la Genèse, le « cycle d’Abraham » est le moins unifié en apparence. Le récit de Jacob est scandé par ses déplacements : de Canaan à Aram (Gn 28) et retour (Gn 31–32), puis en Égypte (Gn 46,1 – 47,12). Sa cohérence interne se tisse surtout grâce à trois trames narratives dont deux s’enchevêtrent. Le premier grand voyage s’inscrit dans le contexte des relations difficiles de Jacob avec son frère Ésaü et offre à son tour un cadre à ses rapports tout aussi houleux avec son beau-père Laban. Dans le contexte de ces deux relations qui, au demeurant, ne sont pas sans analogie, il obtient frauduleusement la bénédiction, qui se concrétise ensuite dans une famille nombreuse et des troupeaux en abondance, avant d’être partagée avec Ésaü au retour en Canaan (33,10-11). Ensuite, les relations de plus en plus compliquées entre Jacob et ses fils prennent le relais et fournissent le cadre de la descente du clan en Égypte, une des péripéties majeures de l’histoire de Joseph. Celle-ci, ainsi reliée à la geste de Jacob, est encore plus unifiée, les aventures de Joseph en Égypte (Gn 39–41 ; 46,13-27 ; 50,1-14) constituant l’arrière-plan d’une intrigue relatant l’évolution des relations dans la famille de Jacob, de la crise initiale (Gn 37) à sa résolution finale (Gn 50,15-26) (1).

L’histoire d’Abraham, un patchwork ?

Par rapport à cette saga, l’histoire d’Abraham est beaucoup plus décousue. Pour beaucoup d’exégètes, elle est constituée d’épisodes la plupart du temps indépendants les uns des autres. Les répétitions nombreuses dans ce cycle en seraient le signe : par deux fois Abraham livre Sarah à un roi étranger, Dieu conclut deux alliances avec lui, Agar erre dans le désert à deux reprises, la naissance d’Isaac est annoncée dans deux scènes aux nombreux points communs, les deux fils d’Abraham sont successivement sauvés d’une mort inévitable, etc. Quant au lien entre ces épisodes, il est plutôt ténu. Ce sont les deux promesses que Dieu répète régulièrement à Abraham concernant une terre et une grande descendance – promesses qui resteront d’ailleurs largement inaccomplies au moment de sa mort.

Cette vision de l’histoire d’Abraham est courante. Elle vient de l’étude historique de Gn 12–25. Attentive aux répétitions, mais aussi aux tensions, aux heurts et autres inconséquences du texte, elle considère celui-ci comme un patchwork. Soulignant volontiers les maladresses des coutures reliant les pièces les unes aux autres, elle examine individuellement chacune d’elles, tente de les regrouper et cherche à comprendre comment elles ont été disposées et cousues, le but étant de reconstituer si possible l’histoire du texte. Ce travail doit être fait, et il ne manque pas d’auteurs aujourd’hui qui s’y livrent avec passion et compétence : leurs travaux sont précieux et utiles.

Il arrive cependant qu’un patchwork bien agencé forme une œuvre harmonieuse agréable à l’œil. Pour le voir, il faut prendre du recul et se donner le temps de considérer l’ensemble, de laisser les motifs et les couleurs se répondre, de deviner les dialogues que les contrastes permettent, de se laisser surprendre par d’improbables échos riches de sens. Une unité peut alors se dégager peu à peu, fruit à la fois de l’œuvre et de celui qui la contemple avec un œil déconcerté mais bienveillant d’abord, intrigué ensuite, puis étonné, peut-être même émerveillé. Telle est l’histoire d’Abraham, à mes yeux.

Voir cette histoire de cette façon suppose évidemment qu’on accepte de laisser de côté le paradigme historique, pour donner sa chance au texte tel que la tradition juive nous l’a légué, et que l’on prenne suffisamment de recul pour considérer l’ensemble du récit qui est raconté. C’est ce que je voudrais tenter dans les pages qui suivent : montrer la cohérence de ce long récit, au-delà d’un caractère composite par ailleurs évident et qu’on ne songera donc pas à nier. Le voudrait-on que les variations de langue parfois très sensibles d’un épisode à l’autre le rappelleraient à l’envie.

Un fil rouge

Si le fil rouge de l’histoire d’Abraham est peu visible, ne serait-ce pas parce qu’il « crève les yeux » ? Du début, quand Abram reçoit l’ordre de quitter « la maison de son père » (Gn 12,1), à la fin, quand le père qu’il est devenu est invité à renoncer à son fils (22,1-2), YhwH (2) ne cesse de l’accompagner pas à pas, de manière à réaliser pour lui et avec lui ce qu’il a d’emblée annoncé : « je veux faire de toi une grande nation, te bénir et grandir ton nom » (12,2a). Tout au long de l’aventure, en effet, Yhwh intervient. Par des ordres et des consignes, des annonces et des promesses, des actions et des dialogues – mais aussi au gré de résistances et de lenteurs en tous genres –, il éduque peu à peu Abraham à des renoncements successifs, de sorte que la convoitise et le désir de mainmise ne fassent plus obstacle à la bénédiction qui lui est promise et dont il a accepté d’emblée d’être le relais pour « tous les clans de la terre » (12,3b). De la sorte, ce récit tire sa cohérence moins d’une crise ou d’un problème à résoudre, que de la relation que Dieu tisse patiemment avec Abraham et de l’évolution que ce dernier vit dans ce cadre jusqu’à la confirmation définitive de la bénédiction (22,16-18), et à sa réalisation enregistrée en 24,1 : « Or Abraham était vieux, avancé en âge, et Yhwh avait béni Abraham en tout » (voir aussi 24,35-36a).

L’organisation du récit : proposition

Quand le fil rouge d’un récit est peu apparent, sa structure ne ressort pas clairement. Ainsi du récit d’Abraham. Plusieurs organisations pourraient être proposées. Celle qui est retenue ici se base sur une récurrence observable au fil du récit. À intervalles réguliers, en effet, on constate le retour sur scène du personnage de Sarah dans des épisodes relatant une crise ou du moins constituant un moment délicat dans la relation entre Abraham et elle. Ces passages sont par ailleurs l’occasion d’avancées significatives pour le patriarche, à la faveur d’interventions divines, le plus souvent.

1. La stérilité de Saraï (11,29-30) est à l’arrière-plan de l’appel que Yhwh lance à Abram à partir pour devenir « une grande nation » (12,1-3). C’est une sorte de prologue.

2. Une première crise majeure a pour cadre l’Égypte où Abram livre sa femme au pharaon et où Yhwh intervient pour leur permettre de sortir de l’impasse (12,10-20).

3. Autre moment délicat : Saraï demande à Abram de s’unir à Agar pour lui donner un fils (16,1-6) ; ici aussi, l’action de Yhwh, envers Agar d’abord (16,7-14), auprès d’Abraham ensuite (17) s’avère déterminante.

4. C’est encore l’intervention de Yhwh, auprès d’Abimélek cette fois, qui permettra que le second mensonge d’Abraham concernant Sarah trouve une issue honorable pour tous (20).

5. Enfin, après l’ultime bénédiction (22,16-18), la mort de Sarah offre à Abraham l’occasion d’acquérir une propriété dans le pays qui sera donné à sa descendance (23,1-2).

Le guide de lecture présenté ici repose sur une étude réalisée avec les outils de l’analyse narrative. Il sera évidemment impossible d’exposer l’analyse avec toute la précision que requiert cette méthode – pour les détails, on voudra bien se référer à mon ouvrage Abraham ou l’apprentissage du dépouillement (Le Cerf, 2016). Ici, en effet, il s’agit de montrer comment un sens se dégage du récit considéré comme un tout, et de fournir ainsi des clés pour lire l’histoire d’Abraham dans son ensemble. Or, je l’ai dit : dans le texte de Gn 12–25, les épisodes sont souvent juxtaposés, les liens entre eux étant rarement explicites. Une approche narrative devra donc s’efforcer de détecter les dynamiques profondes qui se jouent à un niveau peu perceptible à première lecture, mais qui construisent la cohérence du récit autour de ce qui se joue au sein de la relation entre Yhwh et Abraham. Comme tout récit de nature ou d’apparence fragmentaire, l’histoire d’Abraham attend donc un lecteur qui prendra le risque de combler les ellipses en s’appuyant rigoureusement sur les autres données fournies par la narration, un lecteur qui relèvera le défi de l’interprétation.

 

© André Wénin, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 179 (mars 2017), « Abraham (Genèse 11,27 – 25,10). Un guide de lecture », p. 4-7.

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(1) Voir Corinne Lanoir, « Jacob, l’autre ancêtre », Cahiers Évangile n° 171, 2015, et André Wénin, « L’histoire de Joseph (Genèse 37–50) », Cahiers Évangile n° 130, 2004.

(2) C’est ainsi que nous avons choisi de transcrire le nom divin ou tétragramme sacré, traduit dans certaines bibles par l’Éternel, Yahvé ou Le Seigneur.