Les écritures disent quelque chose de normatif sur la place de la terre dans le dessein de Dieu.

Tant la Bible juive (TaNaKh) que la Bible chrétienne (Ancien et Nouveau Testament) se présentent à nous comme un ensemble achevé. À un moment donné de l’histoire, une pratique continue de lectures d’un groupe-lecteur a été authentifiée par l’intervention d’une autorité qui a fixé les limites de la liste des livres saints (le « canon »), rendant impossible ajouts et retraits. A commencé alors le temps infini des interprétations, tantôt répétitives, tantôt inventives. Même si ces livres sont très divers (genres littéraires, datations, etc.) au point qu’on peut légitimement y voir une bibliothèque, il est possible et même nécessaire de chercher l’intrigue qui les structure et les unifie, le fil qui les relie. Les sciences du langage parlent ainsi de « pacte de lecture », de contrat posé entre le livre et les lecteurs. Ce contrat vaut certes pour les premiers lecteurs mais il concerne aussi bien tous les autres qui, au fil du temps, se saisissent du texte pour en vivre et le faire vivre.

La terre comme intrigue Concernant la terre, les écritures retenues par le judaïsme et le christianisme, dans ce qui leur est commun comme dans leurs différences, disent quelque chose de normatif sur sa place dans le dessein de Dieu.

La Bible transmet aux croyants et, pour une part, aux hommes de bonne volonté, par l’intermédiaire du peuple d’Israël puis de la communauté chrétienne, la révélation de Dieu. Pour les chrétiens, la révélation culmine dans la personne de Jésus, Verbe de Dieu. Dieu se fait connaître à l’homme à travers l’histoire consignée dans le livre : on parlera alors « d’histoire du salut », « d’histoire sainte » ou « d’alliance de Dieu avec les hommes ». L’alliance s’inscrit dans une histoire particulière et s’incarne dans un espace géographique singulier. Cette histoire, en germe dans la bénédiction divine initiale : « Soyez féconds…, remplissez la terre… » (Gn 1,28), prend une orientation spécifique avec la parole du Seigneur au patriarche Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je te ferai voir » (Gn 12,1).

Voilà l’intrigue qui va nous retenir : l’histoire mouvementée d’une alliance à vivre entre Dieu et Israël dans un pays « montré » par Dieu. L’on a pu affirmer que « la terre est un thème central, sinon le thème central de la foi biblique[1] ». Une telle affirmation n’est recevable que si la terre n’est pas prise comme une valeur isolée, mais est reliée à l’histoire du salut et intégrée à l’alliance.

Depuis le commencement « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague [= tohu-bohu], les ténèbres couvraient l’abîme et un vent de Dieu agitait la surface des eaux » (Gn 1,1-2). À partir de ce « tohu-bohu » initial, Dieu fait exister un monde en séparant ce qui est encore confus, en le nommant et en le qualifiant : « Dieu appela le continent “terre” et la masse des eaux “mers”, et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1,10). L’homme et la femme sont appelés à vivre à l’image de Dieu sur la terre (haaretz) qui leur est confiée, c’est-à-dire à entrer en alliance avec Dieu en poursuivant son œuvre d’organisation (Gn 2,28).

Par la suite, Adam, qui a été tiré de la terre (adamah), reçoit un jardin à cultiver et à garder (Gn 2,15) comme l’on garde les commandements et comme l’on rend un culte à Dieu. À cause de la désobéissance de l’homme, la terre est alors perdue et Adam et Ève sont chassés (Gn 3,24).

La première action sur la terre de l’homme expulsé du jardin, est un crime contre le frère. À cause du meurtre de son frère Abel, Caïn est banni « de la face de la terre » (Gn 4,14), et celle-ci se retourne contre lui : Caïn devient l’errant. Ensuite, à cause du péché des hommes, les eaux du déluge recouvrent la terre, le chaos primitif fait son retour. Puis les eaux s’effacent, le cosmos retrouve son harmonie et Dieu fait alliance avec Noé. Il promet : « Je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme » (Gn 8,21). Mais l’orgueil démesuré des hommes les pousse à s’éloigner de la terre, du territoire qui leur est assigné, pour tenter de conquérir le ciel, l’espace réservé à Dieu : « Celui-ci les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville » (Gn 11,8).

D’Abraham à Josué Abraham obéit à l’appel de Dieu : « Quitte ton pays […] pour le pays que je te ferai voir » (Gn 12,1). Plus loin, nous apprenons que ce pays s’appelle Canaan ; cependant il a vocation à rester le pays que Dieu a montré. Le don demeure en suspens pendant plusieurs siècles, le temps qui sépare Abraham le croyant de Josué le conquérant.

Avec Moïse, le don lointain se fait proche : « Je suis descendu pour délivrer mon peuple de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste, vers une terre qui ruisselle de lait et de miel » (Ex 3,8). De l’Exode jusqu’au Deutéronome, le récit biblique raconte la sortie du pays de servitude pour l’alliance au Sinaï – hors de la terre promise – puis l’errance dans le désert pendant quarante années avant de parvenir à la frontière du Jourdain. Et là, au moment d’entrer sur la terre espérée depuis des siècles, les Hébreux s’immobilisent. Moïse, qui devra se contenter de contempler le pays depuis le mont Nébo, se livre à une très longue méditation (Dt 1–33) comme s’il pressentait que le franchissement du Jourdain est plein de risques et porteur d’exigences que le peuple, souvent rebelle, aura du mal à respecter. La méditation couvre tout le livre du Deutéronome, sans doute le chant le plus beau consacré à la terre d’Israël, malgré les accents guerriers qu’il peut contenir.

Notons que le Pentateuque s’achève avant le don de la terre. Pourquoi une fin aussi frustrante ? Le récit se clôt au moment où la terre promise aux patriarches puis offerte à Moïse est sur le point d’être habitée par Josué et les fils d’Israël. Cette conclusion inattendue en dit long sur la signification religieuse de la terre : celle-ci n’est pas une fin en soi. Elle n’a de sens que si elle est une terre d’alliance et d’amour.

De Jésus aux chrétiens Jésus est un fils de son peuple ; il s’inscrit dans la veine la plus pure des « pauvres du Seigneur » appelés à vivre l’alliance sur la terre de Dieu. Dans sa prédication, il proclame que la terre donnée par Dieu à son peuple est un espace concret avec ses richesses, ses semailles, ses vignes et ses figuiers. Mais elle symbolise le Royaume dont il annonce la venue. Il proclame en effet : « Bienheureux les doux (le terme est équivalent à « pauvre ») car ils posséderont la terre » (Mt 5,3-4).

Avec le Christ, l’interprétation chrétienne de la terre se sépare de celle des juifs. Alors que ceux-ci, jusqu’à aujourd’hui, associent étroitement la Torah et la terre d’Israël, les chrétiens expérimentent qu’en Jésus mort et ressuscité, la Palestine[2] cesse d’être le point obligé d’attache physique du croyant. Toute terre humaine a vocation à devenir terre d’alliance. Pourtant, sur ce fond de différence, la terre demeure un enjeu décisif pour les juifs comme pour les chrétiens. C’est pourquoi les uns et les autres devraient pouvoir partager les impératifs éthiques nés de l’alliance qui y est vécue.

L’apport de la critique La présentation faite plus haut résume l’intrigue biblique autour de la terre. Elle le fait dans une perspective linéaire, selon l’approche narrative « canonique » – c’est-à-dire qui prend en compte les liens tissés par les livres entre eux à l’intérieur du « canon ». C’est ainsi que les croyants ont lu pendant des millénaires les textes sacrés. Avec l’irruption de la critique dans le champ biblique, cette lecture naïve a été fortement ébranlée. En parallèle, et souvent en opposition, la critique a dressé un tableau beaucoup plus complexe de l’histoire de l’entrée du peuple d’Israël dans la terre biblique.

Notre questionnement partira des travaux des exégètes et des historiens modernes. La connaissance de l’enracinement historique et géographique de la Bible est aujourd’hui de plus en plus fine. Cela nous permet de mieux comprendre les processus et bouleversements historiques qui ont abouti à l’écriture de plusieurs livres de la Bible – ouvrages sans équivalents dans le monde oriental. Le consensus qui tend à se dégager sur le rôle décisif de l’exil et de l’après-exil, aux vie et ve siècles av. J.-C., nous conduit à nous interroger sur les conditions du retour des exilés, et sur les traces laissées dans les écritures par les diverses visions et de la terre promise et du sort réservé aux habitants du pays. Dans le sillage des historiens, nous tenterons de résumer comment, pendant et après l’exil, se sont construits, dans la diversité et parfois au milieu des contradictions, les récits autour de la terre.

La réflexion d’Israël Ayant passé douze années en terre d’Israël (1999-2011), j’ai pu mesurer combien l’intrigue biblique autour d’une terre donnée par Dieu à un peuple particulier retentit fortement encore aujourd’hui. J’ai pu apprécier que la Bible, sur la vision de la terre, inspire différents scénarios, non seulement entre Juifs et Arabes, mais aussi entre les Juifs eux-mêmes.

Le destin exceptionnel du peuple juif dans l’histoire du monde et la postérité du motif central de la terre ont contribué et contribuent encore à alimenter les passions autour du sol d’Israël. Aujourd’hui y habitent des hommes et des femmes dont la venue a été motivée, souvent, par les promesses contenues dans le livre. Ils sont arrivés de toutes les régions du monde comme autrefois les pionniers revenus de l’exil babylonien. Or le Seigneur, quand il avait appelé Moïse, ne lui avait pas caché que d’autres habitants étaient déjà installés sur la terre « plantureuse et vaste » qu’il promettait : « [C’est] la demeure des Cananéens, des Hittites, des Amorites, des Perizzites, des Hivvites et des Jébuséens » (Ex 3,8). Le caractère central de la terre dans la Bible est un phénomène à la fois historique, littéraire, théologique, socio-politique et théologico-politique. Cela en fait un lieu exceptionnel, passionnant et complexe, mais aussi une sorte de laboratoire de ce que devraient être toutes les terres du monde.

Dans la production littéraire et théologique de l’humanité, aucun peuple, à notre connaissance, n’a, comme le peuple d’Israël, construit son histoire avec une réflexion aussi profonde et aussi constante sur la nécessité d’un espace vital pour y donner corps à son aventure humaine, religieuse et spirituelle. Du premier au dernier livre de la Bible, la terre charnelle « où coulent le lait et le miel » demeure une référence permanente à la fois comme un héritage à recueillir, une patrie à habiter et une alliance à respecter : terre promise à Abraham, le père des croyants, terre espérée et attendue par Moïse, terre conquise par Josué, perdue au moment de l’exil, retrouvée à l’époque de Cyrus puis d’Esdras et Néhémie, reperdue dans les premiers siècles de l’ère chrétienne… En parcourant les livres bibliques, nous mesurons l’importance de la réflexion d’Israël sur l’espace géographique que Dieu lui offre pour y incarner sa vie d’homme croyant, dans toutes ses virtualités.



Le vocabulaire de la terre

Deux mots principaux sont utilisés dans l’A.T. hébreu : haaretz et adamah. Adamah, le sol, avec une connotation agricole et familiale, apparaît 231 fois, ce qui est peu par rapport à haaretz, la terre, utilisé plus de 2 500 fois, avec des fréquences importantes dans certains livres : 311 fois pour la Genèse, 136 pour l’Exode, 82 pour le Lévitique, 123 pour les Nombres, 197 pour le Deutéronome, soit environ 850 fois dans le Pentateuque (1 016 en incluant Josué et Juges). Les quatre prophètes Jérémie (272), Ézéchiel (198), Isaïe (190) et Zacharie (42) totalisent 602 utilisations. Enfin dans les psaumes le terme apparaît 190 fois. Les cinq livres fondateurs qui forment le Pentateuque (la Torah) ainsi que les grands prophètes consacrent donc à la terre une large place. Ces notations quantitatives ne prennent sens que par leur influence sur l’intrigue biblique. Une lecture linéaire des Écritures fait apparaître, depuis le commencement, une intrigue biblique focalisée sur l’histoire de la terre en général, et d’un espace restreint de cette terre, celui-là que Dieu a promis à Abraham de lui faire voir.



© Alain Marchadour Cahier Évangile n° 162 (décembre 2012) p. 4-7.

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[1] Walter Brueggemann, The Land, Fortress Press, Philadelphia, 1977, p. 3. Nouvelle édition 2003, avec une introduction proposant quelques déplacements depuis la première édition.

[2] Le terme « Palestine » est issu de l’usage romain. Après la seconde révolte juive (135 apr. J.-C.), le territoire entre la Méditerranée et le Jourdain qui recouvrait la Judée, la Samarie et la Galilée a reçu le nom général de Syria Palaestina. Nombre de publications géographiques des xixe et xxe siècles l’emploient pour désigner toute la région. Cette habitude demeure sans aucune intention politique.