Ne pas se tromper sur la notion d'accomplissement dans le Nouveau Testament

Accomplir : le mot est familier pour le lecteur du Nouveau Testament mais le comprend-il vraiment ? Il le rencontre dès le début du premier évangile :

« Or tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : “Dieu avec nous” » (Mt 1,22-23 ; voir Es 7,14 LXX).

Tout au long de l’évangile selon saint Matthieu, la « formule d’accomplissement », avec le verbe grec plèroûn dont le sens premier est « remplir », revient dix fois sous la plume du narrateur. Elle met en relation un événement de la vie de Jésus avec un oracle prophétique qui en est comme le commentaire explicatif. Jésus lui-même, au moment de son arrestation, évoque l’accomplissement nécessaire des écrits des prophètes (Mt 26,56 ; voir v. 54). On trouverait encore ailleurs d’autres emplois du mot dans le Nouveau Testament : accomplir « toute justice » (Mt 3,15), accomplir la Loi (Mt 5,17), accomplir le temps (Mc 1,25 ; Ga 4,4). Pour l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’accomplissement (au sens de l’achèvement) ne pouvait venir de la Loi, incapable d’opérer la purification du péché (He 7,19 ; 9,9 ; 10,1 ; verbe teleîn). L’accomplissement était donc en attente, jusqu’à ce que le Christ puisse conduire à leur accomplissement ceux qu’il sanctifie (He 10,14 ; 11,40 ; 12,23).

On pourrait alors être tenté de ne considérer l’Ancien Testament que comme une simple annonce du Nouveau Testament mais qui n’a pas de valeur en soi. Or, remarque Paul Beauchamp, « le processus n’est pas à considérer naïvement comme le simple passage du moins au plus. Non seulement dans le plan de Dieu mais aussi dans les humains qui l’accomplissent d’âge en âge, le terme est présent dès le commencement, sans que le processus puisse être réduit à un cercle[1] ». C’est ce que dira saint Irénée de Lyon dans cette formule : « à la vérité, partout dans les écrits de Moïse est semé le Fils de Dieu[2] ». Le même Verbe parle et agit d’un bout à l’autre de l’Écriture.

Dans l’histoire de l’interprétation de la Bible, cette lecture qui voyait sans peine l’articulation des deux Testaments s’est prolongée grosso modo jusqu’à la Renaissance. Les textes parfois obscurs de l’Ancien Testament étaient ainsi interprétés à la lumière de leur accomplissement. La lecture spontanément typologique des Pères de l’Église a ainsi permis d’évacuer les tentations de marcionisme mais elle avait aussi parfois le défaut d’escamoter la dimension historique de la Révélation et de sous-estimer la consistance propre de l’Ancien Testament, qui reste à lui seul l’Écriture sainte du peuple juif. Il s’est ensuivi des conséquences néfastes dans les rapports entre l’Église et les croyants du judaïsme.

Avec l’avènement d’une nouvelle philosophie inspirée du cartésianisme, cette lecture va peu à peu être remise en cause. Philosophe de grande envergure, Spinoza désacralise l’Écriture. Il ne croit pas en un Dieu qui intervient dans l’histoire et qui engage le dialogue avec l’humanité. Pour lui, « la méthode d’interprétation de l’Écriture ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la nature […]. La règle universelle à poser dans l’interprétation de l’Écriture est donc de ne lui attribuer aucun enseignement qui ne découlerait avec la plus grande clarté de l’enquête historique elle-même[3] ».

Si cette rigueur intellectuelle va permettre à l’exégèse moderne de faire d’énormes progrès, les présupposés philosophiques qui la sous-tendent ont tendance à la couper de la tradition antérieure. Peu à peu, la Bible va être auscultée avec précision pour en comprendre la genèse et la resituer dans son contexte historique et sociologique, d’où une atomisation du texte selon les divers auteurs supposés et les différentes époques. Spinoza s’interdit de recoller les morceaux dans une vision unifiée, convaincu qu’éclairer un texte par un autre (comme on le fait lorsqu’on reconnaît un seul auteur divin derrière la multiplicité des auteurs humains) serait manquer à la rigueur de la méthode. Or cet arrêt sur la première étape de la démarche exégétique est dommageable. Selon la constitution Dei Verbum (§ 12), il est aussi nécessaire de resituer le texte dans l’unité de toute l’Écriture et dans l’analogie de la foi, en tenant compte de la Tradition vivante.

L’évolution récente des méthodes exégétiques a cependant renouvelé la question de l’accomplissement dans la mesure où l’approche historico-critique est devenue de plus en plus sensible à l’histoire des traditions et aux phénomènes de relecture à l’intérieur même de la Bible. Or ces relectures ont souvent pour point de départ une question sur l’accomplissement des promesses ou des prophéties.

De ce fait, il est sans doute plus facile aujourd’hui de faire des ponts entre l’exégèse des Pères de l’Église et l’exégèse contemporaine. L’enjeu est de parvenir à une théologie de l’accomplissement qui fasse droit à la fois à la dimension historique, en gardant toute sa consistance à l’Ancien Testament, et à l’articulation nécessaire des deux Testaments. Il y va de notre relation avec le judaïsme. Ce n’est pas un hasard si, en se penchant sur cette question, la Commission biblique a été amenée à faire un long développement sur la notion complexe d’accomplissement : ce mot recouvre certes des éléments de continuité mais aussi de l’imprévu, du dépassement[4]. Du « neuf » dirait le prophète Ésaïe (Es 43,19).

Ce numéro des Cahiers Évangile, fruit d’une rencontre régionale du groupe ACFEB Sud-Est, ne prétend pas épuiser un thème aussi riche mais voudrait explorer quelques pistes en profitant des développements exégétiques récents. Olivier Artus met en lumière les phénomènes de relecture et d’exégèse « intrabiblique » déjà à l’œuvre à l’intérieur même du processus complexe de la rédaction du Pentateuque. Jean-François Lefèbvre développe le thème de l’accomplissement de la parole, en lien avec celui du dessein divin dans le livre d’Ésaïe. Chantal Reynier explique le recours au « mystère » chez Paul, dont le langage, qui cherche à exprimer le mystère du Christ et de l’Église, déborde le cadre des expressions vétérotestamentaires. Jean-Miguel Garrigues montre comment l’exégèse des Pères de l’Église s’enracine dans la théologie biblique de l’accomplissement exprimée notamment par Paul dans son interprétation du « voile » de Moïse en 2 Co 3,12-18.

Jean-François Lefebvre, Studium Notre-Dame de Vie, Vénasque.

[1] Paul Beauchamp, « Lecture christique de l’Ancien Testament », Biblica 81, 2000, p. 105-115, ici p. 106.

[2] Irénée de Lyon, Adversus haereses, IV, 10, 1.

[3] Spinoza, Tractatus theologico-politicus, chap. 7, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 712 et 714.

[4] Commission biblique pontificale, Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne, Paris, Éd. du Cerf, 2001, § 21-22.