À quoi sert-il de lire les écrits apocryphes ?
Si la valeur historique du contenu des écrits apocryphes n’est pas plus fiable que ce que nous avons laissé entendre, à quoi sert-il de les lire ?
La principale raison de l’actuel regain d’intérêt pour ces textes tient au fait qu’ils doivent être tenus pour des documents historiques, mais au sens où la recherche historique moderne a appris à faire de tout texte un document historique, pour autant que l’on sache en faire la critique et l’utiliser pour ce qu’il apprend effectivement.
Les écrits apocryphes représentent une masse de documents encore relativement peu ou, plus précisément, inégalement exploités. Ils nous renseignent sur les milieux qui les ont produits, complétant de ce fait la connaissance que l’on en a. Surtout pour les premiers siècles, ils confirment et enrichissent l’image d’un christianisme varié et dont les doctrines ne sont pas encore arrêtées. Ils fournissent des informations sur les idées et les usages en vigueur dans le lieu et au moment où ils ont été rédigés, plutôt que sur ceux relatifs aux faits dont ils parlent. Ils révèlent qu’alors que telle doctrine ou tel usage tendent à se généraliser, au IVe s. par exemple, tels autres continuent d’exister dans l’une ou l’autre région particulière. Ils préservent par conséquent les historiens de généralisations hâtives et permettent une appréciation plus fine et nuancée de la réalité.
Par ailleurs, les écrits apocryphes ne sont pas dépourvus de tout intérêt pour la connaissance de ce dont ils parlent, surtout ceux du IIe et même du IIIe s. Rappelons que les plus anciens d’entre eux furent rédigés peu après les écrits qui devinrent canoniques, indépendamment d’eux et selon des procédés de composition semblables. Cela explique que, pour cette période, la recherche actuelle tend à présenter ensemble ces écrits, y voyant globalement l’émergence et le développement d’une première littérature chrétienne, sans établir entre les textes de coupure ni de séparation au plan littéraire et historique.
Au sein d’un apport rédactionnel important, qui fait que les apocryphes sont largement des œuvres de fiction, on peut tout de même relever des éléments traditionnels, plus ou moins nombreux, qui précèdent la mise par écrit. Reste à déterminer si ces traditions reflètent la réalité historique ou si elles ont elles-mêmes été forgées, pour répondre à un besoin particulier : par conséquent, la question rebondit. Mais si elles remontent aux origines, elles deviennent fort intéressantes. C’est le cas de l’Évangile selon Thomas qui contient des paroles de Jésus dont certaines revêtent une forme différente de celle conservée dans les Évangiles canoniques, peut-être plus ancienne, et dont d’autres sont absentes de ces Évangiles mais peuvent avoir une certaine authenticité.
Les écrits apocryphes sont également intéressants du point de vue de l’héritage dont ils témoignent. Le prolongement d’une tradition, même si elle a connu des transformations, renseigne sur les origines auxquelles elle remonte, en ce sens qu’elle privilégie et développe un aspect qui était peut-être effectivement présent au départ. Le même Évangile selon Thomas insiste sur la figure de Jésus en tant que maître de sagesse, ce qui permet de compléter, de manière tout à fait légitime, le portrait que l’on s’en fait. Les actes centrés sur Paul, en particulier les Actes de Paul et Thècle qui sont une forme de la réception de la figure de cet apôtre, corrigent, peut-être de manière non moins légitime, l’image que l’on s’en fait à partir des lettres Pastorales (1 et 2 Tm et Tt). À ce propos, on peut relever que les écrits apocryphes, et les réécritures qu’ils ont connues, reflètent des oppositions théologiques et pratiques, ainsi que des conflits d’interprétation qui devaient être assez vifs aux époques où ils ont été rédigés. C’est ce que s’efforcent de mettre en évidence les recherches féministes, en particulier américaines, sur les actes apocryphes.
Les écrits apocryphes sont aussi, à leur manière, les véhicules de convictions théologiques. La croyance en la virginité perpétuelle de Marie – clairement attestée dans le Protévangile de Jacques puis dans ses remaniements – et celle en sa dormition – selon les nombreux récits qui l’évoquent – n’ont pas été forgées par les auteurs de ces textes. Ils sont plutôt les mises en scène narratives de ces idées, et le nombre de leurs copies et de leurs réécritures témoigne de l’importance de ces convictions qu’ils ont largement contribué à populariser. On peut en dire autant de la croyance en la descente de Jésus aux enfers, selon les nombreuses formes des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème.
Il arrive aussi que des écrits apocryphes soient eux-mêmes à l’origine de traditions, notamment de celles qui se répandront dans l’iconographie. Plusieurs scènes du Protévangile de Jacques ont été représentées en peinture. La thématique de la crucifixion de Pierre, tête en bas, vient de toute évidence des Actes de Pierre. Les représentations de Thècle, seule ou en compagnie de Paul, trouvent leur origine dans les Actes de Paul et Thècle. De même que le motif du juif dont les mains restent attachées au cercueil de Marie qu’il a voulu toucher, que l’on peut voir sur les icônes de la Dormition, émane des récits de cet événement.
Intertextualité
Un domaine relativement récent de recherche qui fait aussi que les chercheurs s’intéressent aujourd’hui aux écrits apocryphes est l’intertextualité. On applique à ces textes les méthodes qui examinent comment un texte fait appel à la mémoire des lecteurs en suggérant le rappel d’autres textes. C’est une façon d’étudier les rapports qui peuvent exister entre les apocryphes, mais aussi entre eux et les écrits canoniques. Une manière de faire apparaître leurs particularités en mettant en évidence ce qu’ils cherchent à confirmer et amplifier ou, au contraire, ce dont ils veulent se démarquer.
© Jean-Marc Prieur, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 148 (juin 2009), "Les écrits apocryphes chrétiens", pages 59-60.