La recherche exégétique de ces dernières années nous a fourni de nouveaux éclairages sur l’histoire des textes bibliques...

La recherche exégétique de ces dernières années nous a fourni de nouveaux éclairages sur l’histoire des textes bibliques. Il semble désormais acquis que, dans leur forme actuelle, les onze premiers chapitres de la Genèse sont issus de deux grands écrits, l’un relevant de l’école sacerdotale (sigle P, comme « prêtre ») et lié à l’exil (Ve-IVe s. av. J.-C.) et un second, non sacerdotal, longtemps attribué à un écrivain dit Yahviste (sigle J)[1].

Deux écrits entremêlés
L’identité du document P est bien établie. En revanche son caractère narratif l’est moins ; il est essentiellement discursif. L’identité du document yahviste paraît moins assurée, de même que son existence, aux yeux d’un nombre croissant d’exégètes

Le récit non sacerdotal
Aujourd’hui, au lieu de « yahviste », d’aucuns préfèrent parler d’un document « laïc » ou, plus sobrement, d’un texte « épique ». En ce qui nous concerne, nous croyons fermement à la réalité, à côté du document P, d’un récit homogène, non sacerdotal, aux caractéristiques bien affirmées :

– Le nom divin est Yhwh, voire Yhwh-Élohim et non pas simplement Élohim.

– Il s’agit d’un véritable récit relatant, de manière continue, la progression chaotique de l’humanité tiraillée entre ses désirs et ses limites face à son partenaire Yhwh. Les grandes étapes en sont les histoires du premier couple (Gn 2–3), des premiers frères (4), du premier culte (4,26), des fils de dieux et des filles de l’adam (6,1-4), du Déluge (6–8 en partie), de la reprise de la vie sur le sol (8,20-22) et de la tour de Babel (11,1-9). Il débouche sur la vocation d’Abram en Gn 12,1-3.

– Le lieu et l’enjeu du récit sont l’adamah (le sol) et la vie humaine sur ce sol à la fois béni et maudit.

– Le moteur du récit est assuré par le conflit intérieur à l’acteur humain entre son désir de vie, de savoir et de pouvoir et, par ailleurs, les limites sur lesquelles viennent buter ses efforts. Ce conflit en cache un autre, plus profond : celui de l’opposition entre un Yhwh créateur et bienfaisant et sa créature empêtrée dans le mal.

– Le récit est marqué, à des moments clés, par des monologues de Yhwh qui expriment en réalité les questions du narrateur lui-même et offrent au lecteur un fil de lecture.

– La forme essentiellement narrative de cet écrit, avec son langage imagé et anthropomorphique, le distingue du style hiératique et discursif du texte P.

Au vu de ces caractéristiques il paraît difficile de nier l’existence d’un récit autonome. Laissant en réserve le problème de son lien avec le Yahviste (J), nous l’appellerons, faute de mieux, récit « non sacerdotal » ou « non P ». De quand date-t-il ? Difficile à dire, mais il est sans doute moins ancien qu’on a pu le penser.

Le récit sacerdotal, lu et relu
Il semblait acquis depuis longtemps que le premier récit de la création (Gn 1) était plus récent que le second (Gn 2,4b – 3,24). Les exégètes n’en sont plus aussi certains aujourd’hui. Ils observent en effet que le premier récit n’est pas isolé dans la Bible, au contraire du second : la relation sacerdotale de la création en Gn 1 paraît avoir été soigneusement relue par le Deutéro-Isaïe et sans doute aussi par l’éditeur final du Deutéronome.

Celui que l’on appelle Deutéro-Isaïe est un prophète exilé à Babylone. Son œuvre se concentre en Is 40–55 et présente des parentés nombreuses, de vocabulaire et de pensée, avec Gn 1. D’aucuns pensent qu’il s’adonne à une relecture de ce texte pour en gommer les anthropomorphismes et en exclure toute atteinte éventuelle à l’unicité du Dieu créateur. En Is 42,5 et 45,18, le prophète offre un quasi résumé du poème de la création. Mais il en élimine tout dualisme possible : Yhwh a tout créé, aussi bien les ténèbres que la lumière (45,7) et la terre, non comme un tohou, « chaos », mais comme un monde à habiter (45,18). En référence à Gn 1,26, le prophète récuse radicalement, sur le mode ironique et polémique, toute « ressemblance » (demout) avec Yhwh (40,18.25 ; 46,5). En écho sans doute au « faisons » de Gn 1,26, il affirme avec force que Yhwh n’a eu besoin d’aucun conseil dans son œuvre de création. Alors que Gn 2,2-3 fait état du repos de Dieu au septième jour (voir aussi Ex 31,17 où Dieu « reprend haleine »), Is 40,28 déclare que « Yhwh, créateur des confins de la terre, ne s’est ni épuisé ni fatigué ». L’éditeur final du Deutéronome, de son côté, formule l’interdiction de toute image de Yhwh en reprenant en ordre inverse de Gn 1, l’énumération des créatures (Dt 4,16-19). Certains auteurs, au vu de ces références qui contrastent avec l’isolement du récit non P (Gn 2,4b – 3,24), émettent pour ce dernier l’hypothèse d’une écriture plus récente.

Sans qu’il soit possible, dans les limites de ce Dossier, d’entrer plus avant dans le débat, il n’est donc pas déraisonnable de penser que le récit le plus ancien ait pu être Gn 1. Cette hypothèse s’avère bénéficier d’un argument supplémentaire.Ainsi qu’on le verra à la lecture des récits non P, ceux-ci paraissent entrer en consonance avec des débats théologiques de l’époque exilique et post-exilique touchant au mystère du mal, en particulier dans la littérature sapientielle (Job et Qohélet). Si tel est le cas, se pose alors la question de la datation de l’édition finale de Gn 1–11.

L’édition finale du Pentateuque
Cette édition, due à un écrivain d’obédience sacerdotale et que nous appellerons RP (rédacteur ou rédaction sacerdotale), intègre, sans les dénaturer ni les amputer (sauf dans l’histoire du Déluge), les récits non P. Reste à élucider la question du sens de cette édition finale et de sa fonction dans le Pentateuque.

En ce qui concerne la composition du Pentateuque, problème toujours âprement discuté, un certain consensus paraît s’établir sur deux points :
    •  Le Pentateuque, dans sa forme actuelle, serait l’œuvre de deux grandes écoles : l’école sacerdotale (P) et l’école deutéronomique (D). L’école sacerdotale – il s’agirait même d’un véritable auteur tant est structurée la forme de son œuvre – est plus particulièrement responsable de la composition des quatre premiers livres, à savoir la Genèse, l’Exode, le Lévitique et les Nombres, ensemble dit « Tétrateuque ». Le cinquième livre, le Deutéronome, a été composé sur une période plus longue à partir d’une œuvre primitive remontant à l’époque de Josias (Dt 4,44 – 26,15) et complétée après l’exil par l’histoire dite deutéronomique – ou deutéronomiste – regroupant Josué, Juges, 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois.
    •  L’éditeur RP a bâti sa synthèse autour de la théophanie sinaïtique en lui rattachant la tradition du temple pré-exilique. Sans doute avait-il en vue l’érection du second temple à la fin du vie siècle, au retour de l’exil, et voulait-il en faire le cœur de la nouvelle existence du peuple rescapé de la déportation. Il a aussi puisé dans une panoplie de traditions, les unes isolées et d’autres partiellement rassemblées, au moins oralement, dans des sanctuaires et dans le folklore des tribus, traditions souvent très anciennes. Il est probable également que, terminant une œuvre commencé pendant et au retour de l’exil, il se sera nourri de débats théologiques partagés en particulier avec le Deutéro-Isaïe et Ézéchiel. Le Pentateuque verra finalement le jour avec l’adjonction du Deutéronome.

Mort et renaissance d’un peuple
Partant des quelques données précédentes, il convient, dans un premier temps, de situer la composition du Pentateuque dans son époque, celle de l’exil et du retour, afin d’en déceler la problématique. Quelles questions se posaient à la communauté exilique, au « petit reste » rentré d’exil et au « petit peuple du pays » ? De quels outils disposaient-ils pour trouver ou retrouver une unité, donner ou redonner sens à leur histoire, se forger un avenir ?

La crise de l’exil
En mars - 597, Nabuchodonosor, roi de Babylone, s’empare de Jérusalem, emporte les trésors du temple et du palais royal, déporte le jeune roi Yoyakîn, sa cour et une bonne partie de l’élite intellectuelle et artisanale, ne laissant sur place que les petites gens, le « peuple du pays » (2 R 24,10-16).

Dix ans après, ses troupes envahissent une fois de plus le royaume de Juda et, après avoir détruit palais, temple et murailles, mettent Jérusalem à sac et emmènent en exil les derniers notables religieux, militaires et civils, n’épargnant qu’un petit peuple chargé de cultiver les vergers et les champs. Les derniers résistants à l’invasion babylonienne s’enfuient en Égypte (2 R 25) ; parmi eux, le prophète Jérémie et son secrétaire Baruch accusés de collaboration (2 R 25 ; Jr 40–44).

Ainsi, après la prise de Samarie par les Assyriens en - 722 et la disparition du royaume d’Israël (2 R 15,29 ; 18,11), c’est la fin de toute une histoire, une fin entrevue par les prophètes Amos, Osée, Michée et Isaïe et que les réformes de Josias au viie siècle n’avaient pu que retarder. De ce qui fut un peuple rassemblé dans son pays, autour de son roi et de son temple, il ne reste alors, semble-t-il, que ruines éparpillées : « Là-bas au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et pleurions, nous souvenant de Sion […] Si je t’oublie, Jérusalem, que ma langue se colle à mon palais » (Ps 137).

Le temps des questions
Au bord des fleuves de Babylone, la communauté des exilés allait faire mieux que se lamenter. Cette période de détresse et d’obscurité devient le temps d’une renaissance insoupçonnée.

Privés de leur indépendance, les exilés ne sont pas pour autant démunis. S’il nous est impossible de restituer avec précision leurs conditions de vie, tout laisse à penser que les prêtres et les archivistes du palais disposaient de précieux documents qui, ajoutés au souvenir encore vivace du temple de Jérusalem et des antiques traditions, allaient alimenter leurs réflexions. Des voix nouvelles se font aussi entendre, celles surtout du prophète Ézéchiel, exilé depuis - 597, et du Deutéro-Isaïe. La découverte de l’univers culturel mésopotamien jusque-là demeuré fort lointain, allait également contribuer à aiguiser la pensée des exilés sur leur propre identité, sur leur Dieu et sur leur place dans un monde soudain devenu si grand.

Il y avait tant de questions auxquelles il fallait répondre. La ruine de Jérusalem et de Juda n’étaient-elles pas avant tout la défaite de Yhwh ? Les nations se moquent d’Israël et Israël s’interroge sur son Dieu (voir Nb 14,16 ; Dt 9,26-28 ; Jl 2,17 ; Ps 42,4 ; 79,4.10 ; 115,1-3). Quel avenir y a-t-il encore pour un peuple désormais privé de sa terre, de son temple, de son roi, apparemment abandonné par son Dieu et dispersé à travers tout l’Orient, entouré de nations hostiles ? Ces nations sont-elles inscrites dans le plan divin ? Qui et que sont leurs dieux ? Yhwh lui-même ne serait-il qu’un dieu national voué à la disparition avec ceux qu’il était censé protéger ? Comment, enfin, envisager l’unité d’un peuple géographiquement mais aussi culturellement éclaté ? Plus fondamentalement encore, pourquoi tant de violence entre les peuples, les nations, les individus ? Pourquoi le mal ? Pourquoi l’injustice ? Et, enfin, pourquoi la mort ? C’est à tout cela que réfléchissent les élites civiles et sacerdotales déportées en Babylonie.

D’autres questions allaient se poser aux déportés lors de leurs retours échelonnés entre - 538 et - 440. Comment se comporter à l’égard des paysans et des artisans qui, restés en Judée, s’étaient mêlés, et souvent liés par mariage, à des populations qui n’honoraient pas Yhwh ? Comment construire le nouvel Israël autour du nouveau temple face aux opposants locaux et aux Samaritains ? Quels liens établir avec les communautés yahvistes qui avaient troqué leur statut de déportés pour celui d’immigrants et avaient choisi de s’établir durablement en Mésopotamie ou en Égypte ? De quelles institutions se doter pour assurer la cohésion et l’unité d’un peuple irrémédiablement éclaté dans l’espace mais aussi par la culture ?

Des réponses multiples
Tous les acteurs de l’exil et du retour vont tenter, chacun à sa manière, de répondre à ces questions. Le Deutéro-Isaïe cherche à raviver l’espérance d’Israël par la perspective d’un nouvel exode et même d’une nouvelle création. Ézéchiel rappelle à Israël que son rôle est de proclamer dans le culte et l’observation du sabbat la sainteté de Yhwh. L’école deutéronomique lui explique que ses malheurs viennent de son péché et exigent un renouvellement éthique de l’alliance. L’école sacerdotale, quant à elle, propose, à la lumière du passé mais aussi en empruntant avec discernement aux cultures rencontrées, une vision renouvelée de l’œuvre et du plan de Dieu. Tous s’appuient sur une conviction commune : il n’y a qu’un Dieu, c’est Yhwh ! Les deux grandes synthèses – deutéronomique et sacerdotale – constitueront ainsi le socle de ce qui deviendra la Torah.

En ouverture du Pentateuque, Gn 1–11 témoigne de ce renouveau. Dans chaque texte étudié nous sélectionnerons donc les thèmes qui nous paraissent les plus significatifs, tant au regard de l’Israël post-exilique qu’en fonction de nos questionnements actuels.

Nous efforçant d’abord de faire justice à la particularité historique, littéraire et théologique de chaque texte, nous tenterons ensuite de saisir leur contribution à la dynamique de l’ensemble du récit des origines et, plus largement, du Pentateuque. Enfin nous nous interrogerons sur la pertinence pour le monde d’aujourd’hui de cette fresque aux couleurs mythologiques.

Une composition ordonnée
Une lecture rapide de Gn 1–11 pourrait laisser croire que nous avons là un pot-pourri de textes très divers tant par leurs formes que par leurs contenus : deux récits de création, l’un hiératique, l’autre imagé, plusieurs généalogies, des discours divins, des légendes culturelles ou étiologiques sous forme de notices brèves ou de mini-récits (les fils des dieux, la tour de Babel), deux récits du Déluge entremêlés, un texte d’alliance. À cela, il faut ajouter des aspérités, voire des contradictions : des noms divins différents (Élohim, Yhwh-Élohim, Yhwh), des divergences dans la durée du Déluge, une limitation de la vie humaine à cent vingt ans en Gn 6,4 non respectée dans les généalogies qui suivent… À l’évidence ces chapitres ne sont pas d’une seule venue ni d’un seul auteur.

Ils n’en constituent pas moins une véritable composition que, de l’avis général, il faut attribuer à l’école sacerdotale RP. L’indice principal d’unité est la séquence chronologique qui lui donne l’allure d’un récit, avec un début et une fin, aussi bien au niveau de Gn 1–11 qu’au niveau de l’ensemble du Tétrateuque, depuis la création jusqu’à la veille de l’entrée en terre promise.

Certains indices permettent aussi de déceler la main de l’éditeur final. C’est le cas des titres celleh toledôt, « voici les générations / engendrements / descendance / histoire », que l’on retrouve six fois, avec des modifications mineures :

2,4 : « Voici/voilà les générations des cieux et de la terre quand ils furent créés. »
5,1 : « Ceci est le livre des générations d’Adam. »
6,9 : « Voici les générations de Noé. »
10,1 : « Voici les générations des enfants de Noé. »
11,10 : « Voici les générations de Sem. »
11,27 : « Et voici les générations de Térah. »

On retrouve le refrain cinq autres fois dans le reste du livre : 25,12 (Ismaël), 25,19 (Isaac), 36,1.9 (Ésaü), 37,2 (Jacob).

Il s’agit là de titres propres à l’édition RP qui a pour but manifeste de relier l’histoire des patriarches à celle des origines. Ce titre a pu être emprunté à une source d’archives, d’où l’utilisation du terme sefer, « livre » (5,1). La personne mentionnée est toujours l’ancêtre de la liste qui suit ou des personnages dont on raconte l’histoire. Pour cette raison, la première occurrence de l’expression en Gn 2,4a fait problème. En effet Gn 2 ne raconte pas la descendance du ciel et de la terre. Il s’agit probablement là d’une suture due à l’éditeur RP qui remplit à la fois une fonction de conclusion au chapitre 1 et d’introduction aux chapitres 2–3. Ce serait un petit indice d’une activité éditoriale postérieure aux deux récits et du choix du document P comme base de la composition finale.


© Jean L'Hour, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier évangile n° 161 (septembre 2012), "Genèse 1-11. Les pas de l'humanité" (p. 6-12)


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[1] Voir Olivier Artus, « Le Pentateuque, histoire et théologie », C.E. n° 156 (2011) ; Thomas Römer et Christophe Nihan, « Le débat actuel sur la formation du Pentateuque », dans Th. Römer, J.-D. Macchi et C. Nihan (éds.), Introduction à l’Ancien Testament, « Le Monde de la Bible » 49, Labor et fides, Genève, 2e éd. 2009, p. 158-184 ; Jean-Louis Ska, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, trad. fr. « le livre et le rouleau » 5, Lessius, Bruxelles, 2000.