"Ce que font [les grands écrivains]... "
« Ce que font [les grands écrivains] c’est plutôt un usage mineur de la langue majeure dans laquelle ils s’expriment entièrement : ils minorent cette langue, comme en musique, où le mode mineur désigne des combinaisons dynamiques en perpétuel déséquilibre. Ils sont grands à force de minorer : ils font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière, et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer et varier dans chacun de ses termes, suivant une incessante modulation. Cela excède les possibilités de la parole pour atteindre au pouvoir de la langue et même du langage. Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. À la limite, il prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n’appartient qu’à lui. C’est un étranger dans sa propre langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. »
© Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Éd. de Minuit, Paris, 1993, p. 138. (Cité par Jacques Nieuviarts et Gérard Billon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 157 (septembre 2011), "Traduire la Bible en français", p. 42).