La magie d'un récit est sa capacité de construire un monde. Une phrase suffit. « Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre... »

La magie d'un récit est sa capacité de construire un monde. Une phrase suffit. « Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre, la terre était déserte et vide... » (Gn 1,1). Une phrase - et le narrateur ouvre un espace que le lecteur, la lectrice sont invités à habiter. Le pouvoir d'attraction du récit est de déployer un monde que le lecteur va parcourir, un monde peuplé de personnages, entraîné dans une action où le narrateur a ménagé surprises et rebondissements. Parce qu'il sollicite l'imaginaire du lecteur, le récit fait, en un clin d'œil, voyager dans l'espace et dans le temps. Magie du « il était une fois »...

Or, à regarder de près, parcourir le monde du texte n'est pas une opération aussi simple qu'il paraît. Car ce monde de fiction que le récit propose au lecteur, et qu'il déploie devant lui, est une construction complexe. Elle se compose d'une intrigue, d'un réseau de personnages, d'une gestion du temps, d'une lecture de l'espace, d'un système de valeurs, d'un code de communication. Elle se tisse de dits et de non-dits, d'avancées et de retours en arrière. Cette construction a ses clartés et ses obscurités.

Prenons le récit biblique des origines (Gn 1-3). Les figures convoquées par le texte affluent : l'eau et le sec, terre et ciel, monde végétal et animal ; puis, face au couple humain primordial, l'émergence de l'interdit, l'intervention d'un serpent qui parle, la transgression surprise par un Dieu qui se promène dans le jardin des délices. Un code de représentations, propre à l'univers mythique, travaille le récit. Tout texte aligne une série de figures agencées selon un code, et ce code doit être déchiffré, ou alors appris par le lecteur, en sorte qu'il ne confonde pas le récit des origines avec un cours d'histoire ou de géographie.

Car c'est bien le lecteur, la lectrice, qui déploient le monde du texte par l'opération de lecture. C'est bien eux qui donnent vie à ce monde à partir de ce que le texte dit, et aussi ce qu'il ne dit pas, mais présuppose implicitement. Le sémioticien italien Umberto Eco a développé dans son livre Lector in fabula (1985) la notion de « coopération interprétative du lecteur ». Il veut dire par là que le texte, pour être lu, requiert du lecteur une coopération active, un travail de décryptage, que tout auteur attend et espère. Plus encore : le narrateur, s'il veut être compris, va favoriser et guider ce travail du lecteur sans lequel le texte reste mort.

Entre le texte et le monde du récit s'interpose une opération, qui est l'opération de lecture, par quoi le lecteur parviendra à construire et à habiter l'univers que lui propose le texte. Le texte est donc ce gisant que la lecture éveille. Il a échappé à son auteur et à son lectorat originel (ceux pour qui le texte était originellement écrit) pour achever son parcours dans la réception que lui offre le lecteur. Il se produit ainsi que « le texte, orphelin de son père, l'auteur, devient l'enfant adoptif de la communauté des lecteurs » (Paul Ricœur).

Mais sur quels éléments travaille la lecture ? Quelle stratégie le narrateur a-t-il adoptée pour orienter la lecture ? Comment donne-t-il le rythme à sa narration ? Par quels moyens déclenche-t-il adhésion ou répulsion envers ses personnages ? Comment fait-il connaître son système de valeurs ? Que cache-t-il au lecteur ? Voilà le type de questions auxquelles s'intéresse l'analyse narrative.

L’analyse narrative s'attache à déterminer par quelles procédures le narrateur construit un récit dont l'opération de lecture va libérer l'univers narratif. Elle se donne les moyens d'identifier l'architecture narrative du texte qui, par l'acte de la lecture, va déployer ce monde où le lecteur, la lectrice sont convoqués à entrer.

Mon propos est d'introduire à l'analyse narrative en présentant son histoire, ses enjeux et les outils qu'elle a forgés. Cette introduction se déroulera en cinq temps. Le premier temps définit la quête de l'analyse narrative en la comparant à d'autres approches, tenant compte du fait que toute lecture se définit par le questionnement qu'elle adresse au texte. Le deuxième temps retrace brièvement l'historique de l'analyse narrative, pour faire saisir quels facteurs ont conduit à l'émergence de ce nouveau type de lecture. Le troisième temps sera méthodologique : quels sont les instruments conceptuels forgés pour cette lecture ? Le quatrième illustrera la démarche à l'aide d'exemples. Une conclusion évaluera en finale les possibilités offertes par ce type de lecture.

Avant d'entrer en matière, posons quelques définitions. On appelle récit tout discours énonçant des faits articulés entre eux par succession dans le temps (ordre chronologique) et par lien de causalité (ordre de configuration). À la différence de la description (“ l'homme marchait au bord de la mer ”), le récit nécessite au minimum une action causalement liée à la précédente. La narrativité est l'ensemble des caractéristiques par lesquelles un texte (ou une œuvre) se donne à reconnaître comme récit. L’étude scientifique de la narrativité est l'objet d'une discipline appelée narratologie.


© Daniel Marguerat, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 127 (mars 2004), "Autour des récits bibliques", (p. 5-7)