Les artifices de l’historiographie apparaissent dans toutes les histoires composées sous quelque latitude que ce soit.

Les artifices de l’historiographie apparaissent dans toutes les histoires composées sous quelque latitude que ce soit. L’originalité de la Bible consiste à faire travailler ces artifices au service d’une confession de foi en un salut qui s’opère dans l’histoire. Le Résultat de l’opération est certainement paradoxal : plus l’Écriture se veut confessante, plus son texte a tendance à creuser l’écart avec l’événement, comme le montrent les exemples cités.

Le fait est reconnu depuis longtemps, ainsi qu’on le voit dans ces quelques lignes de L. Desnoyers, qui remontent à plus de quatre-vingts ans : '' Les documents sacrés relatifs à la Période des Juges sont assurément de précieux témoins : le cantique de Débora est contemporain de la grande victoire du Thabor qu'il chante magnifiquement ; les récits du livre des Juges pourraient avoir été rédigés sous les premiers rois d'Israël et peut-être certains d'entre eux le furent-ils plus tôt encore ; les relations de la judicature de Samuel semblent être en majeure partie de composition un peu plus tardive, mais elles renferment des traditions pieusement conservées dans les milieux sacerdotaux et prophétiques. Pourtant, malgré cette valeur des sources sacrées, on ne peut guère tirer d'elles qu'un aperçu de l'histoire.

Cela tient en grande partie aux préoccupations des rédacteurs inspirés. Ils n'écrivaient pas une histoire profane ; les récits qu'ils ont groupés, dans le livre des Juges notamment, avaient à leurs yeux pour principal intérêt de servir de preuves à la thèse de l'histoire sacrée qu'ils se sont donné la peine d'exposer en tête de ce livre. Aussi, tout en apportant une remarquable diligence à recueillir des arguments dans les traditions et dans les écrits qu'ils pouvaient atteindre, ils ne se sont guère souciés de renseigner les historiens futurs. ''
('' Histoire du Peuple Hébreu '', t. I, '' La Période des Juges '', Éd. A. Piccard, Paris, 1922, p. X-XI).

Ce qui est dit ici de l’époque des Juges vaut pour d’autres époques de l’histoire biblique. Dans un livre confessant comme la Bible, le rapport entre texte et vérité historique dépend nécessairement, pour une large part, du caractère religieux du livre. Pour être opérationnelle, une histoire de salut doit révéler et rendre effectif le salut raconté. Elle doit donc être une '' histoire '', dans les deux sens du terme, c'est-à-dire un récit construit d'éléments de réalité, suffisamment informatif et convaincant à propos du salut professé. Or, faire tenir ensemble par le récit information, conviction et réalité est précisément le défi que l'histoire doit constamment relever. Sa marge de manuvre est étroite comme le montrent de nombreuses pages bibliques. On rencontre en effet dans la Bible de quoi effaroucher l'épistémologue le plus rigoureux, l'historien le moins enclin à transiger sur la vérité et le croyant toujours inquiet de voir apparaître et se propager un réseau de lézardes dans un credo qu'il pensait invulnérable.

La Bible fourmille d'exemples par lesquels se manifeste, sous différents aspects, une difficulté récurrente qui semble inhérente à l’écriture de l'histoire : qu'elle y soit obligée ou non, elle se met en position d'affirmer pour vrai et réel ce qui jamais ne fut. Toute assertion à caractère historique se charge ainsi, en permanence, d'un coefficient plus ou moins élevé de contre-vérité devant lequel spécialistes ou simples lecteurs se sentent totalement impuissants, ainsi P. Ricoeur : '' Pour cette raison nous nous trouvons devant la quadrature du cercle : nous ne pouvons ni nous contenter d'un concept de récit qui évacuerait la dialectique du récit et de l'histoire ni utiliser un concept d'histoire qui ne prendrait pas en compte cette courbe variable des relations entre récit et histoire '' ('' Mythe et Histoire '', in L'herméneutique biblique, Le Cerf, Paris, 2001, p. 336-337).

Ce qui est en jeu dans cette question, ce n'est ni l'aspect apologétique du problème, ni l'asservissement de la foi à des preuves historiques, mais la réalité et l'effectivité de l'histoire du salut. Plus largement, aussi, le statut de la démarche historico-critique dans l'ensemble des disciplines théologiques.

Que les recherches scientifiques conduisent à la confirmation d'événements attestés dans l'Écriture, qu'elles aboutissent à un constat d'impossibilité ou d'invraisemblance ou qu'elles butent sur l'indécidable, cela n'affecte en rien le message de salut dont l'Écriture est porteuse. Mais on ne peut en tirer argument pour décréter la vanité de la recherche, car l'histoire du salut, avec tous les procédés historiographiques dont elle dispose, n'en est pas moins une histoire véritable qui recoupe, de quelque manière que ce soit, d'autres histoires qui concernent les mêmes hommes, les mêmes territoires, les mêmes événements. Ces histoires '' autres '' posent d'ailleurs les mêmes problèmes que celle qui est écrite par Israël ce qui permet, au passage, de dédramatiser la chose. Ce n'est donc pas pour '' vérifier '' la véridicité du texte, ni pour asseoir le credo sur des fondements incontestables que l'historien doit intervenir, mais pour évaluer la réalité de l'ancrage du salut dans l'histoire. En ce sens, l'historien fait aussi uvre de théologien.

© Damien Noël, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 131 (mars 2005) "Archéologie, Bible, Histoirei",  p. 54-55.