Dans cette partie, le narrateur focalise son attention sur Pierre et Jésus...

Lecture de Jn 21,15-23
[Fête des saints Pierre et Paul, Jn 21,15-19]

Lecture d’ensemble
Dans cette partie, située après le repas, le narrateur focalise son attention sur Pierre et Jésus. Le Disciple aimé reste en arrière plan et les autres disciples disparaissent de la scène.

On suppose que Pierre était présent au milieu du groupe des disciples lors des apparitions du Ressuscité à Jérusalem dans la maison aux portes fermées. Le narrateur n’avait alors spécifié aucun nom, excepté celui de Thomas. Quoiqu’il en soit, la relation entre Pierre et Jésus va prendre un tour à la fois très intime et très ecclésial.

Pierre a déjà vu Jésus sur la rive et s’est jeté à l’eau mais on ignore s’il a pu parler à son maître. Le narrateur a évité de suggérer un tête à tête avant la fin du repas. Au niveau narratif, c’est donc la première rencontre personnelle entre Jésus et Pierre.

Au fil du texte
1) Le repas était communautaire autour du Seigneur. Maintenant Jésus individualise Pierre : " Simon, fils de Jean " (v. 15), l’interpelle-t-il, comme lors de leur première rencontre (1,42). Depuis ses promesses lors de la Cène suivies par ses reniements, c’est la première fois que Pierre se trouve face à Jésus. La mention du " feu de braise " (v. 9) a rappelé le feu de la cour du grand prêtre (18,18). Les trois questions de Jésus font écho aux trois négations de Pierre. Les deux épisodes sont volontairement mis en relation. Que va faire celui qui a été renié ?

2) Jésus ne condamne pas Pierre. Non seulement il le garde parmi ses disciples, mais il va lui donner la responsabilité du troupeau. Il lui pardonne, et son pardon n’est pas un oubli, ni implicite (faire comme si rien ne s’était passé), ni explicite (proposer de tout effacer). Le pardon de Jésus n’a rien non plus d’une consolation un peu condescendante du style " Je t’aime bien quand même. Tu feras mieux une prochaine fois, etc. ". Au contraire, il procure à Pierre la possibilité d’assumer son passé, au lieu de le nier (nier pouvant déboucher sur la négation de l’identité de Pierre ; voir le " Je ne suis pas… " en 18,17.25).

3) Par ailleurs, Jésus n’exprime pas à Pierre son amour en lui disant : " Je t’aime ". En agissant ainsi, il resterait le " sujet " du verbe et maintiendrait Pierre dans la position de complément d’objet du verbe " aimer ". Par sa question, il donne à son disciple la possibilité de répondre et de devenir le sujet du verbe. Le maître sait bien que Pierre n’a pas su aimer. Il le lui avait annoncé (13,37-38). Pierre a fait l’expérience de la faiblesse. Grâce au dialogue, un avenir va pouvoir se reconstruire à partir de la réalité des faits et de l’amour de Jésus.

4) Deux verbes grecs sont utilisés pour signifier " aimer " : philéô signifie " avoir de l’affection " et exprime tendresse et confiance, agapaô correspond à un attachement religieux qui se traduit par une obéissance libre, une fidélité et un service. Certains commentateurs pensent qu’il n’y a pas lieu de marquer de différence entre ces deux verbes à considérer comme des synonymes. Cependant, leurs nuances prennent sens lors de ce dialogue crucial. Dans les deux premières questions, Jésus utilise agapaô et Pierre répond toujours avec philéô (21,15.16.17). Pierre exprimerait de la sorte son amitié profonde sans vouloir présumer de sa fidélité (puisqu’il a renié). La troisième fois, Jésus emploie lui-même le verbe philéô, montrant ainsi à Pierre qu’il accepte son amitié et qu’il n’exige pas sans elle un amour oblatif. Entre le disciple et le maître, les deux types d’amour ont leur place. Cependant, les deux premières questions, avec agapaô, ont appelé le disciple à un amour qui l’amènera à donner sa vie comme le maître l’a fait. Affection et don de sa vie pour l’être aimé sont liés (voir Jn 15,13-14 où l’amour/agapê se donne pour les amis/philoi).

5) À chaque déclaration, Jésus confie à Pierre la responsabilité du troupeau montrant que la charge ne dépend pas des qualités intrinsèques du disciple, mais de l’amour reçu et donné. La variété du vocabulaire utilisé marque les différentes nuances de la mission :

– Jésus confie d’abord à Pierre les " agneaux " (1re fois), puis les " brebis " (2e et 3e fois). Les agneaux symboliseraient les personnes les plus faibles de la communauté ou bien les néophytes alors que les brebis viseraient ceux qui ont plus d’expérience ou qui sont membres de l’Église depuis longtemps.

– Le verbe employé varie lui aussi : boskô (1re et 3e fois ; traduction liturgique " Sois le berger ") signifie " donner de la pâture ", " nourrir " alors que poimainô (2e fois ; traduction liturgique " Sois le pasteur ") signifie " conduire le troupeau " et donc le " protéger ", " commander " ou " être berger ". Pierre reçoit donc la responsabilité de tout le troupeau, il est appelé à lui donner la nourriture et à le guider sur le bon chemin.

6) Jésus offre à Pierre autant de possibilités d’exprimer son amour qu’il y a eu de reniements montrant ainsi qu’aucune faute ne peut les séparer et que le disciple pourra toujours compter sur l’amour de son maître, quelle que soit son attitude. Ce n’est pas une invitation au relativisme, mais à la confiance et à la fidélité. Le disciple demeure disciple de Jésus, non pas malgré les négations, mais avec les négations, car celles-ci ont permis à Pierre de comprendre plus clairement l’amour jusqu’à l’extrême de Jésus.

7) Le narrateur rapporte alors la parole sur la ceinture que l’on se " passe " jeune (comme Pierre avait passé son vêtement peu avant, v. 7) et qu’un autre passe quand on est vieux. De même que Jésus a glorifié Dieu par sa mort sur la croix, ainsi Pierre le glorifiera, ayant renoncé par amour à tout pouvoir sur lui-même et les autres.

8) Quant à la mission confiée, l’emploi de " mes " avec " agneaux " ou " brebis " par Jésus montre que le troupeau n’appartient pas à Pierre. Il en a seulement la responsabilité. Il ne devra jamais s’approprier les membres du troupeau. Ils appartiennent au seul " bon berger " qui donne sa vie et appelle chacun par son nom (Jn 10,3).

9) Après tout cela, Jésus, par deux fois, dit à Pierre : " Suis-moi " (v. 19 et 22). Il ne le lui avait pas dit lors de la première rencontre (Jn 1,42). Ce n’est qu’après Pâques, après l’expérience de mort et résurrection, que l’appel retentit. Nous comprenons dès lors combien la " suivance " n’est possible qu’à partir de l’expérience de l’amour de Jésus jusqu’à l’extrême. La découverte du péché, vu à la lumière de cet amour, rend possible le cheminement à la suite du maître. Par ses propres qualités et ses efforts, le disciple en est incapable. Il ne peut suivre un tel maître et avoir la responsabilité du troupeau que s’il puise sa force chez celui qui fait couler le vin en abondance, peut donner le pain de vie jusqu’à satiété et laisse ouvrir son côté pour que jaillissent les sources d’eau vive du salut.

10) Pierre se retourne et voit le Disciple aimé qui suivait. Au lieu de regarder Jésus, il se compare, à moins qu’il ne s’inquiète du sort d’un autre : " Et lui, Seigneur, que lui arrivera-t-il ? " (v. 21). La réponse de Jésus ne se fait pas attendre : " Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je revienne, est-ce ton affaire ? Mais toi, suis-moi " (v. 22). Suivre Jésus est une réponse à un appel exclusif. Le seul modèle est Jésus lui-même (voir Jn 13,12-15). La parole sur le Disciple aimé montre qu’il y a plusieurs façons d’être disciple et rappelle que plusieurs demeures se trouvent dans la maison du Père. Le Disciple aimé, qui suivait déjà Jésus, est appelé à " demeurer ", et Pierre est appelé à " suivre ".

11) La rumeur de l’immortalité du Disciple a dû se répandre dans la communauté johannique. Or, le narrateur rectifie en précisant de ne pas confondre la " demeure " avec l’" immortalité ". Jésus lui-même est passé par la mort. L’amour du Père l’a amené jusqu’à la croix. Il ne pouvait pas indiquer un autre chemin au disciple qu’il aime. Les deux premiers disciples de l’évangile avaient demandé : " Où demeures-tu ? " (1,38). Ils avaient vu où demeurait le maître, mais le lecteur n’en avait pas été informé. La lecture de l’évangile a permis à ce dernier de découvrir la demeure de Jésus, non pas comme un endroit matériel et géographique, mais comme une manière d’être, faite de relation et de communion avec le Père (15,10), dans laquelle les disciples sont invités à entrer (15,4).

12) Le " demeurer " du Disciple aimé est peut-être à comprendre également d’une autre façon. Ce disciple n’a pas de nom propre dans le Quatrième évangile et se caractérise essentiellement par une relation, en tant qu’" aimé " par Jésus, et ceci dans les deux dimensions de l’amour agapaô (13,23) et de l’amour philéô (20,2). Ne demeure-t-il pas pour montrer à tout(-e) lecteur(-trice) qu’il y aura toujours un Disciple aimé et que tout(-e) disciple de Jésus reste " aimé(-e) " ?


© Bernadette Escaffre, SBEV / Éd. du Cerf,Cahier Évangile n° 146 (décembre 2008) "Évangile de J.-C. selon St Jean. 2 – Le Livre de l’Heure (Jn 13–21)", pages 45-49..