Parmi les personnes qui rencontrent Jésus, les parents confrontés à la maladie ou la mort d’un enfant méritent une mention spéciale...
Parmi les personnes qui rencontrent Jésus, il est une catégorie qui mérite une mention spéciale : ce sont les parents confrontés à la maladie ou la mort d’un enfant. Les épisodes du paralytique de Capharnaüm (Mc 2,1-12 et //) ou de l’aveugle de Bethsaïde, tout comme les sommaires des évangiles synoptiques, nous ont déjà rendus attentifs aux groupes indifférenciés qui accompagnent les malades et parfois intercèdent pour eux. Un pas se trouve franchi quand le lecteur se trouve en présence d’intercesseurs ayant un lien de parenté avec celui/celle qui souffre : le quatrième évangile nous montre des sœurs supplier pour leur frère malade (Jn 11,3), mais les synoptiques parlent exclusivement de père ou de mère intercédant pour leur enfant.
Parents et enfants
Chez Marc, Matthieu et Luc, tout se concentre sur les relations entre parents et enfants comme l’atteste le tableau ci-après. Pour être complet, il aurait peut-être fallu ajouter la belle-mère de Simon-Pierre (Mc 1,29-31 et //), mais l’intercession ne vient pas de la parente, elle va vers elle ; c’est néanmoins la première fois que Jésus pénètre dans un espace familial.
Récits communs aux trois évangiles
Il s’agit de la résurrection de la fille du notable (un chef de synagogue nommé Jaïre par Mc et Lc) et de l’exorcisme d’un jeune épileptique après la scène de la transfiguration.
La présentation de la fillette du notable contraste avec celle de la femme hémorroïsse. L’une et l’autre sont aux prises avec la mort. En se prosternant aux pieds de Jésus, le notable pose un acte de foi auquel Jésus répond sans hésiter puisqu’il se met en route. Dans les trois évangiles, en affirmant que l’enfant n’est pas morte, Jésus s’expose à l’entourage qui « rit » (dans une maison en deuil !).
Avant l’épisode du garçon possédé, les évangiles nous ont fait entendre une voix paternelle, céleste : « Celui-ci est mon fils… », « …bien aimé » selon Mc et Mt, « …élu » selon Lc. Dans l’épisode, nous en entendons une autre, terrestre, implorante : « [Voici] mon fils… » (Luc ajoute « …mon seul enfant »). Cette forte charge émotionnelle renforce l’enseignement sur la force de la foi et de la prière. Le point de départ, c’est la détresse d’un père qui se fraie un chemin dans la foule « incrédule » jusqu’à Jésus (Mc 9,19 et // ; chez Mc et Mt, les disciples partagent le manque de foi).
Récits communs à deux évangiles
Le serviteur d’un païen
L’épisode du serviteur du centurion de Capharnaüm, commun à Matthieu et Luc, met en scène pour la première fois Jésus et un païen. Que ce dernier soit un centurion permet de guider vers la compréhension du mystère de Jésus (à partir de l’expérience de l’autorité, Mt 8,8-9 // Lc 7,6b-8). Jésus admire la foi du païen et exauce sa prière par une guérison opérée à distance. Le centurion se considère comme un protecteur pour celui qui vit sous son toit et ses mots ont des harmoniques paternelles. Matthieu joue de l’ambivalence sémantique de « ho païs mou » (« mon serviteur », mais aussi « mon enfant ») ; Luc utilise le terme doulos (« serviteur, esclave »), mais précise immédiatement qu’il était cher à son maître (Lc 7,2). La scène aurait-elle la même intensité si une affectivité de type familial n’était pas engagé ? (Le quatrième évangile rapporte un épisode souvent mis en parallèle : il se situe à Cana et concerne le fils (et non pas le serviteur) d’un officier royal (et non pas un centurion) qui demeure à Capharnaüm ; la guérison a lieu, là aussi, à distance [Jn 4,46-54]).
La fille d’une païenne
L’épisode, commun à Marc et Matthieu, est situé dans la région de Tyr. Jésus est confronté à une femme païenne, qualifiée de Syro-phénicienne (Mc) ou de Cananéenne (Mt). Dans l’un et l’autre évangile, la scène est forte du fait de la résistance de Jésus et de l’insistance de la femme qui « retourne » Jésus. Les commentaires mettent en valeur les enjeux ecclésiologiques de l’épisode (serait en cause, dans les premières communautés, la participation des pagano-chrétiens au repas eucharistique des judéo-chrétiens). Remarquons pour notre part que c’est une mère en détresse qui supplie Jésus ; quant à l’argument que celui-ci oppose sous forme de proverbe : « On ne prend pas le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens », il touche directement à la responsabilité parentale. La réponse de la femme – dans les deux versions – ne se fait guère attendre : Jésus a pénétré dans ses préoccupations maternelles, elle peut donc retourner le proverbe. Jésus y reconnaît un acte de foi.
Pouvons-nous rapprocher cette rencontre du martyre de Jean le baptiste raconté peu avant ? Matthieu et Marc ont situé la scène, qui se déroule en l’absence de Jésus, dans un univers qui lui est étranger : l’univers des grands, chez Hérode (Mc 6,17-29 // Mt 14,3-12). Il y a là une mère, sa fille et un roi puissant qui font mourir un prophète ; la fille se fait porte-parole de sa mère pour devenir agent de mort. En contraste, du côté de Tyr, une mère se fait porte-parole de sa fille pour une œuvre de salut.
Récits particuliers
Matthieu et Luc possèdent chacun un récit qui leur est propre. Chez Matthieu, avant l’entrée à Jérusalem, on voit intervenir la mère des fils de Zébédée. Certes les deux disciples ne sont pas en danger, ce qui rend la démarche un peu dérisoire, toutefois Jésus répond à la demande maternelle. Chez Luc, dans l’épisode de la veuve de Naïn, la mère est en deuil et ne sollicite rien mais Jésus va ressusciter son fils et le lui rendre.
Perdre son enfant
Au Ier siècle de notre ère, maladies et mortalité infantiles n’étaient pas chose rare. Une controverse entre Jésus et les sadducéens est fondée sur le fait que mourir sans enfant c’est être menacé dans la possibilité de se survivre (Mc 12,18-27 et //). Quoi qu’il en soit, la perte d’un enfant est dans tous les cas une épreuve terrible ; comme le dit l’adage : « On ne met pas des enfants au monde pour les voir mourir. »Les récits évangéliques ont offert aux premiers chrétiens affrontés à cette épreuve un secours pour leur foi. Ils s’avéraient d’autant plus nécessaires quand les non-chrétiens, s’appuyant sur l’enseignement de Jésus (Mc 10,29-30 et // ; Mc 13,12), pouvaient leur reprocher d’être opposés aux liens familiaux.
Chacun de ces récits insiste sur les obstacles : présence de la foule, intervention de l’hémorroïsse qui retarde Jésus dans sa marche vers la maison du notable, différence païens/juifs pour le centurion et la Cananéenne, incapacité des disciples à chasser le démon de l’épileptique, résistance de Jésus lui-même vis-à-vis de la Cananéenne. Ces parents qui supplient Jésus ne sont pas seulement des personnages aux prises avec une extrême détresse, mais des gens qui se révèlent croyants au cœur de celle-ci. Chacun des évangélistes nous fait plonger à sa manière dans ce drame.
© Vianney Bouyer, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 160 (juin 2012), "Les anonymes de l'Évangile" (p. 41-43)