Nous avons déjà constaté l’importance que Luc accorde à la prière de Jésus, qu’il se plait à mentionner à tous les moments importants de son ministère...
Nous avons déjà constaté l’importance que Luc accorde à la prière de Jésus, qu’il se plait à mentionner à tous les moments importants de son ministère (3,21 ; 5,16 ; 6,12 ; 9,18.28-29), comme il le fera également dans les Actes des Apôtres à propos de la communauté de Jérusalem ou de Paul. Tout au long de l’évangile, il mentionne également de nombreux enseignements de Jésus sur la prière, à commencer par le Notre Père qu’à la demande d’un disciple, il enseigne alors qu’il est « quelque part en prière » (11,1).
Pour celui qui est habitué à réciter le Notre Père, inspiré surtout de Matthieu (6,9-13), la version qu’en donne Luc, outre qu’elle est plus brève, apparaît différente sur plusieurs points. L’invocation brève du « Père » diffère de celle de Matthieu qui emploie une tournure typiquement juive : « Notre Père qui es dans les cieux ». Chez Matthieu, une troisième demande accompagne les deux premières : « Que soit faite ta volonté », prolongée par : « comme au ciel aussi sur la terre ». À propos du pain, on trouve chez Matthieu l’expression « aujourd’hui », alors que Luc a « chaque jour ». Enfin, Luc emploie le terme « péché » là où Matthieu utilise le mot « dette », et il n’y a pas chez lui la demande finale : « Mais délivre-nous du mal. »
Cependant, comme dans la version de Matthieu, ce ne sont pas les besoins et les requêtes des hommes qui apparaissent en premier, mais la personne de Dieu et son action. Avant de lui demander de combler ses besoins, Jésus invite en effet celui qui prie à porter d’abord son regard vers Dieu et à souhaiter en priorité que se réalise son œuvre de salut pour le monde. L’articulation entre les deux parties du Notre Père n’en est ensuite que plus naturelle.
La précision « chaque jour », à propos du pain demandé (v. 3), consonne également avec l’ensemble de cet évangile où Jésus enseigne l’abandon absolu du disciple à la Providence divine (cf. 12,22-32). En demandant le pain de chaque jour, et non celui du lendemain ou du surlendemain, celui qui prie le Notre Père apprend donc, comme dans l’épisode de la manne (Ex 16,19- 20), à ne pas accumuler, à ne pas stocker. Au même moment, en disant « notre pain », il reconnaît qu’il ne s’agit pas de son pain à lui tout seul, et que cette demande implique une éthique du partage. On peut penser que la dernière demande adressée au Père concerne la défection de la foi face aux persécutions et aux épreuves (cf. 8,13 ; 18,8 ; 22,40), donc la tentation de l’apostasie.
Immédiatement après l’enseignement du Notre Père, Luc rapporte une parabole (11,5-8), suivie par un enseignement sur la prière (11,9-12). Jésus y encourage les disciples à faire preuve de ténacité dans la prière. À ceux qu’il exhorte à « demander », « chercher » et « frapper », il assure ensuite qu’il leur « sera donné » et qu’il leur « sera ouvert ». Puis, évoquant les pères terrestres qui, bien que mauvais, savent donner de bonnes choses à leurs enfants, Jésus enseigne quel est le don suprême que le Père céleste donnera à ceux qui le lui demandent : l’Esprit saint (11,13 ; 12,12).
Dans une autre parabole, propre à Luc qui précise que Jésus l’a racontée à propos de « la nécessité de prier constamment et de ne pas se décourager » (18,1-7), Jésus conclut son enseignement par cette terrible interrogation : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » (18,8). On peut penser qu’en rapportant cette parabole, Luc s’adressait à des chrétiens qui, confrontés à un Dieu qui tardait à les secourir, auraient pu être tentés de perdre confiance en lui, et donc d’abandonner la « foi ». Peut-être l’évangéliste songeait-il aussi à l’expérience éprouvante de la persécution dont on trouve plus loin une annonce (21,12-18.19). Ce qui est sûr, c’est que la prière est ici présentée comme une manifestation de la foi, car elle naît de la foi et nourrit la foi. Et s’il arrive, face aux épreuves de la vie, qu’on ait l’impression que Dieu tarde à intervenir, Jésus affirme ici qu’il interviendra tôt ou tard et qu’il fera justice à ceux qui l’invoquent. Pour cela, il ne faut pas cesser de l’attendre, en persévérant dans la foi et en priant de manière confiante (21,19).
Suit un autre enseignement sur la prière. C’est toujours par le biais d’une parabole (18,9-14), propre à Luc, qui informe le lecteur que Jésus l’a racontée « à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres » (v. 9 ; cf. 16,15). Jésus a-t-il forcé le trait ? Le pharisien témoigne d’une ferveur hors du commun, lui qui dit « jeûner deux fois par semaine », alors que la loi de Moïse prescrivait le jeûne de manière exceptionnelle (Lv 16,29-31), et qui paie la dîme de tout ce qu’il se procure, alors que consommateur des biens qu’il achetait, il n’avait pas à le faire. Face au zèle extrême de ce pharisien, le publicain n’a rien à faire valoir, sa prière se résumant à une seule demande : « Ô Dieu, prend pitié du pécheur que je suis » (18,13). Conclusion de la parabole : le publicain est justifié, tandis que le pharisien s’en retourne chez lui non justifié car « tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé » (18,14).
Qu’enseigne ici Jésus ? Que la prière véritable ne consiste pas à se glorifier devant Dieu de sa propre justice, mais à s’en remettre en toute confiance – tels les enfants que Jésus donne ensuite en exemple (18,15-17) – à la miséricorde de Celui qui pardonne et qui, lui seul, justifie. C’est la raison pour laquelle la prière véritable bannit également tout mépris du frère.
© Pierre Debergé, Cahier Évangile n° 173, Pour lire l’Évangile selon saint Luc, p. 36-37 (encadré).