La Bible connaît bien le pouvoir du langage articulé. Par cette capacité qui le caractérise en propre – si tant est qu’on accepte qu’il existe « un propre » de l’homme –, l’homme peut donner la mort ou la vie (Pr 18,21 ; voir Jc 3,5-8) blesser ou guérir (Pr 12,18), apaiser ou exciter (Pr 15,1), exprimer la sagesse ou la perversité (10,31-32), etc. Semblant donner raison aux antispécistes (« la parole n’est pas le propre de l’homme »), on trouve pourtant dans la Bible deux cas où des animaux sont doués de cette capacité (Yotam, dans son apologue en Jg 9,8-15, fait même converser des arbres entre eux !) : le serpent du jardin d’Éden (Gn 3) et l’ânesse de Balaam (Nb 22). Plusieurs traits intéressants étudiés par George Savran (« Beastly Speech: Intertextuality, Balaam’s Ass and the Garden of Eden », Journal for the Study of the Old Testament, 64, 1994, p. 33-55) rapprochent ces deux récits. En voici les principaux :

Le serpent et l’ânesseGn 3Nb 22
Les deux animaux prennent la parole le plus naturellement du monde sans que l’individu à qui ils s’adressent n’en soit surprisv. 1.4v. 28.30
Ils manifestent, chacun à leur manière, une compréhension plus grande des réalités divines que leur interlocuteur humainv. 4-5v. 23.27
Leur discours s’amorce dans les deux cas sur le mode interrogatifv. 1v. 28
En revanche, le contenu en est fondamentalement différent : celui du serpent est tordu et provoque, de la part de la femme, une réponse alambiquée tandis que celui de l’ânesse est franc et direct et provoque une réponse simple qui tient en un motv. 2v. 30
La source de la capacité langagière est aussi différente : la parole du serpent ne semble pas avoir d’autre origine que sa ruse et son ingéniosité alors que c’est Yhwh qui « ouvre la bouche de l’ânesse »v. 1v. 28
Dans les deux cas, l’animal « déroute » (figurativement ou réellement) celui à qui il s’adresse. Mais dans un cas, cela mène vers la mort alors que dans l’autre, cela sauve la viev. 4-5v. 23.25
À un moment donné, les yeux des humains se dessillent sur une connaissance nouvelle de la réalitév. 7v. 31 (voir 23,3)
L’obéissance à la voie du serpent conduit au rejet de la parole de Dieu ; l’obéissance à l’ânesse marque la disponibilité à cette même parolev. 3.11v. 35.38
Un ange avec une épée se tient sur le chemin pour barrer le passagev. 24v. 22-23
L’intervention du serpent provoque quatre « malédictions » universelles (le serpent lui-même, le sol, les douleurs de l’enfantement, le renvoi du jardin) tandis que celle de l’ânesse, malgré la volonté contraire de Balaq, conduit à quatre bénédictions spécifiques pour Israëlv. 14-24v. 23,7–24,24
Le couple installé dans le jardin d’Éden se voit contraint à l’« exil » ; le peuple errant dans le désert reçoit des promesses de victoire, de stabilité et d’harmonie avec la naturev. 2324,5-7.17-19

Comme le montre C. B. R. Howard (« Animal Speech as Revelation in Genesis 3 and Numbers 22 », dans Norman C. Habel, Peter Trudinger [dir.], Exploring Ecological Hermeneutics, Atlanta, 2008, p. 21-29), dans les deux récits, la « personnification » du serpent et de l’ânesse, et l’octroi de la capacité langagière qui l’accompagne ne représentent pas seulement une simple convention littéraire (comme dans les fables), mais elle fait de ces animaux de véritables médiateurs de la révélation divine. En les écoutant, les hommes apprennent – à leurs dépens (Ève et Adam) ou sous la contrainte (Balaam) – quelle est la volonté de Dieu.