Aux expériences de son temps du désert, Israël peut reconnaître que YHWH son Dieu est son éducateur paternel : " YHWH ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils " (8, 5). Le mot hébreu rendu par " faire l’éducation " peut avoir le sens d’ " enseigner, conduire, mener ". Il s’agit cependant le plus souvent d’une éducation liée à la souffrance et à la privation : punition de ses fautes ou conséquences de son comportement. Cette connotation, le terme la garde ici encore, car les versets 8, 2s, cf. 8, 16 explicitent ce que renferme cette " éducation ".
YHWH éduque en alternant humiliation et bienfait (8, 2.3.16). Il humilie Israël en le laissant souffrir de la faim (8, 3), puis il lui fait grâce en le nourrissant de la manne ; une merveille, les ancêtres d’Israël n’avaient jamais vécu pareille expérience (8, 3.16) ! Le mot hébreu traduit par " mettre dans la pauvreté " ou " humilier " peut avoir la nuance de faire sentir sa dépendance. YHWH met Israël en situations de péril et de découragement ; en elles, la dépendance à son égard devient évidente. Mais ensuite, il lui fait grand bien ; ce qui le renvoie encore à YHWH.
Un autre terme précise l’éducation d’Israël, celui d’ " épreuve " (8, 2.16). Le mot hébreu utilisé ici est difficile à traduire. Par-delà le mot grec correspondant (peirazô) nous sommes renvoyés à nos termes " tenter, tentation ". Pour l’Ancien Testament toutefois, Dieu peut " tenter " l’homme, et l’homme peut " tenter " Dieu. En langage moderne, nous penserions à l’ " essai scientifique ", à l’ " expérimentation ". Éprouver quelqu’un, pour l’ancienne alliance, c’est le mettre en situation où il doit s’affirmer, prendre parti, où doit devenir visible ce qui est en lui. Selon Dt 8, Dieu éduque son peuple en le plaçant dans des situations critiques, que ce soit la faim ou la nourriture merveilleuse : ce sont les expériences de l’éducateur ! Par elles, Israël doit montrer ce qui est en lui, croître et s’affirmer.
Une nouvelle connaissance, tant du côté de Dieu que du côté de l’homme, telle sera le fruit de ces expériences éducatrices. En mettant Israël à " l’épreuve " dans le désert, Dieu veut " connaître ce qu’il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements ? " (8, 2). Mais de la même " épreuve ", Israël doit apprendre " que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche de YHWH " (8, 3). Il reconnaîtra grâce à cette éducation divine sa dépendance de Dieu et fera connaissance avec la divine parole riche de bienfaits.
Jésus cite la parole de Dt 8, 3 (" l’homme ne vit pas seulement de pain... ") lors de la tentation par Satan (Mt 4, 4 ; cf. Lc 4, 4). À la lumière de notre explication de Dt 8, 2-6, il appert que la reprise de cette phrase par Jésus n’est pas accidentelle. La tentation de Jésus au désert est toute à envisager à la lumière de l’ " épreuve " d’Israël dans le " désert " par laquelle Dieu éduque. Ce qui était arrivé à Israël se répète dans la vie de Jésus ; mais lui s’affirme là où Israël n’avait que trop souvent déçu.
La question se pose : en Dt 8, l’humiliation d’Israël, la faim dans le désert, est-elle la seule " épreuve ", ou bien le bienfait de Dieu qui fait suite, la nourriture de la manne, l’est-il lui aussi ? À première vue le terme " éprouver " est toujours lié à " humilier ". Cependant l’action éducatrice de Dieu inclut aussi le bienfait ; celui-ci ne nous est pas présenté comme une récompense de Dieu pour la persévérance d’Israël dans l’épreuve. Pour la période du désert, notre prédication n’examine pas davantage le problème. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de l’histoire passée et de sa signification, mais d’Israël qui est interpellé maintenant. C’est à un Israël dans l’aisance, à qui YHWH fait présentement grâce que l’on s’adresse. Or le bien-être est pour Israël une situation où il doit encore s’affirmer. C’est ce que s’efforce de démontrer la suite du chapitre. Si le fait de rappeler à Israël son temps du désert et lui démontrer ainsi que Dieu l’éduque doit avoir un sens, il faut convenir que l’état actuel est lui aussi épreuve. Israël doit s’affirmer, montrer qu’il veut observer les commandements de YHWH, reconnaître que toute sa richesse vient de lui. Voilà qui esquisse le thème de Dt 8, 7-20 et nous pouvons expliquer ce texte en détail.
© Norbert Lohfink, SBEV / Éd. du Cerf,
Cahier Évangile n° 140 (juin 2007), ""Écoute, Israël”, commentaires du Deutéronome", p. 38-40.