Les chrétiens de Corinthe se veulent des "spirituels", mais leur comportement quotidien dément leur prétention...

Les chrétiens de Corinthe se veulent des spirituels ; mais leur comportement quotidien dément leur prétention. Paul affronte les problèmes divers qui se posent, et les replace fermement sur le terrain bien concret des relations qui affectent le corps. À partir du chapitre 5, la notion de corps offre une sorte de fil rouge qui unifie la lettre ; et, malgré la difficulté que cela représente dans la mentalité et la langue grecques, Paul va faire du corps individuel comme du corps ecclésial le lieu par excellence où se rend présent l’Esprit de Dieu.
    
Les chapitres 5 à 7 offrent une série de considérations sur la vie en monde païen et notamment sur les problèmes de sexualité en tant qu’elle est le lieu où se joue la dimension relationnelle la plus forte du corps humain, ce « temple de l’Esprit-Saint en vous » (6,19). Ensuite, les chapitres 8 à 11 permettent de passer du corps en tant que lieu de relation à travers la convivialité du repas, à la participation au corps du Seigneur qui invite à son repas.

Bien que l’unité des chapitres 8 à 11 soit très discutée, on voit clairement que le passage tisse ensemble des problèmes d’éthique et de vie communautaire en monde païen, fondée sur le repas du Seigneur, c’est-à-dire une dimension que nous appellerions aujourd’hui « sacramentaire ».

Délaissant ici la question éthique à propos des viandes sacrifiées aux idoles, nous nous arrêterons sur les deux textes qui concernent plus précisément le repas du Seigneur, en portant une attention toute particulière à la notion de « corps » : 10,14-17 et 11,17-32.

Un seul pain, un seul Corps (1 Co 10,14-17)

Paul a accordé aux chrétiens « libérés » de Corinthe (les « forts ») que la nourriture est en soi indifférente à leur relation à Dieu, mais il les a mis en garde fermement : que leur liberté n’aille pas faire chuter un frère plus faible, « un frère pour lequel Christ est mort » (8,11).

La tentation idolâtre

Au chapitre 10, il évoque à nouveau les dangers attachés au repas ; quelques exemples scripturaires, appuyés sur des lectures targoumiques, le montrent bien : le repas, lieu d’une promesse de vie, est aussi un lieu de jugement et de mort. D’avance Paul prépare son lecteur à ce qu’il dira, au chapitre 11, du repas du Seigneur. Car le repas peut facilement devenir un lieu où chacun adore son propre ventre, dans un oubli complet de l’autre et de Dieu ; le « fort » risque d’y céder à une tentation idolâtre que Paul dénonce avec violence.

Dans la suite du chapitre 10, les v. 18-21 précisent le risque d’idolâtrie lors des repas pris dans le sanctuaire d’une divinité. Aussitôt Paul évoque le repas du Seigneur dans sa dimension religieuse ; s’agit-il d’un exemple ? d’un élément de la démonstration ? Certainement, mais pas seulement : c’est bien l’occasion de revenir au centre, à l’essentiel de la foi commune, avant de répondre à la question particulière posée par les chrétiens de Corinthe. D’emblée, le repas du Seigneur est évoqué dans les gestes efficaces qui le constituent : il est participation (koinônia) au sang du Christ par la coupe de bénédiction, et participation (koinônia) au corps du Christ par le pain rompu. La koinônia au sang exprime la part prise aux souffrances, à la mort mais aussi à la vie et à l’esprit du Christ ; la koinônia au corps du Christ exprime l’intimité avec la personne vivante, dans le don de soi mais aussi dans la puissance de la résurrection.

Corps partagé, corps ecclésial

Or, Paul va aller encore plus loin dans cette réflexion autour du corps ; si le corps du Christ est l’unicité de sa vie donnée et rendue dans l’esprit, les Corinthiens, en participant à ce corps unique, entrent dans l’unité d’une vie commune : « Parce qu’il y a un seul pain, nous, les nombreux, sommes un seul corps, en effet tous nous participons à un unique pain » (v. 17). La participation sacramentelle fonde ici l’unité des participants qui de « nombreux » deviennent un seul corps !

Par la juxtaposition brutale des expressions : « un seul pain », « un seul corps », « nous les nombreux », Paul parvient à manifester le lien indissociable qui unit le corps partagé, nous dirions aujourd’hui « eucharistié » du Christ, et le corps ecclésial qui se constitue de ce partage. L’adjectif polloi pourrait être traduit par « nous qui sommes une pluralité » ; à partir d’hommes dispersés, la participation à l’unique pain nous constitue en un corps unique. Le corps partagé du Christ et le corps ecclésial sont les deux faces d’une même réalité, mais la source est bien le don que le Christ a fait de son corps, c’est-à-dire de sa vie.

Le repas du Seigneur (1 Co 11,17-32)

Si la communauté de Corinthe n’avait pas été aussi divisée et traversée de tendances particularistes, nous n’aurions pas eu ce texte étonnant, le seul du Nouveau Testament qui nous donne quelques renseignements sur la façon dont était vécu le repas du Seigneur par les toutes premières communautés pagano-chrétiennes. Nous n’aurions pas eu non plus ce récit kérygmatique du « repas du Seigneur », bien avant que les traditions évangéliques ne le mettent en forme dans le repas testamentaire de Jésus la veille de sa passion.

Destruction/construction du « corps »

Mais Paul a dû réagir rapidement et avec vigueur à la défiguration que certains chrétiens de Corinthe faisaient subir au repas du Seigneur, en y manifestant la diversité de leurs statuts sociaux et l’opposition scandaleuse de leurs moyens de vivre. Il se livre donc à un ardent plaidoyer pour l’unité de la communauté au cours de ce rassemblement, unité fondée sur le geste même du Seigneur livrant sa vie jusqu’à la mort pour que les hommes puissent vivre du même don et pardon reçus. Ainsi va-t-il montrer, plus nettement encore qu’au chapitre 10, que le repas du Seigneur est le lieu par excellence où se construit – mais aussi où peut se détruire – le « corps ».

Le texte n’est pas dans la continuité du développement de 10,14-22 sur la participation à l’unique pain. Le contexte immédiat est un peu différent et concerne depuis le début du chapitre 11 les désordres dans les assemblées chrétiennes ; ce qui illustre la composition d’ensemble du passage, qui répond à des situations précises, mais garde le souci constant du corps à édifier dans le respect mutuel.

À nouveau la microstructure du texte correspond à la démarche à laquelle Paul nous a habitués : il expose la situation de division (v. 17-22), puis ramène le regard sur le centre, ici la tradition du repas du Seigneur dont la vie est livrée jusqu’à la mort (v. 23-26) ; enfin il revient à la question de l’assemblée de Corinthe pour en tirer quelques conséquences et inviter à la conversion (« de sorte que… » v. 27-33).

La situation (v. 17-22)
Si le début du chapitre 11 soulignait le respect accordé par la communauté aux « traditions » transmises, ici l’apôtre ne loue pas les Corinthiens « puisqu’ils se réunissent non pour le meilleur mais pour le pire » (v. 17). Le premier paragraphe des v. 17-22 est encadré par l’expression négative « je ne vous loue pas » ; il est tout entier traversé par le thème du rassemblement (v. 17.18.20), et plus précisément du rassemblement en Église (v. 18), ou encore avec une expression technique, difficile à traduire, que l’on retrouvera dans les Actes des Apôtres : « pour former l’unité » (epi to auto). Ce thème réapparaîtra dans l’exhortation conclusive au v. 33 : « Lorsque vous vous rassemblez pour manger, accueillez-vous les uns les autres. »

Or, cette réunion est traversée de schismes ou déchirures, ce qui est contradictoire avec sa visée et sa dénomination même. Dès lors l’assemblée détruit l’unité qu’elle est appelée à constituer, l’ekklèsia qu’elle vient former pour répondre à l’appel du Seigneur. Et Paul affirme avec une force qui devrait interroger tous les rassemblements chrétiens : « Ce n’est pas pour manger le repas du Seigneur que vous vous réunissez » (v. 20) !

Divisions sociales ?

La description de la situation laisse le lecteur frustré, tant elle est rapide et allusive. Elle a fait couler beaucoup d’encre : à la suite de G. Theissen, beaucoup d’exégètes lisent le texte en fonction de la réalité sociale très « hiérarchisée » de la société corinthienne. Le v. 21 permet d’affirmer au moins trois points :


• D’abord le repas était pris de façon décalée dans le temps : les esclaves et les gens qui travaillaient devaient arriver tard dans l’après-midi, alors que le citoyen aisé, capable de rassembler une communauté d’une quarantaine de personnes dans sa maison, pouvait se mettre à table assez tôt avec ses amis et ses familiers.
• Il a aussi été suggéré que le repas n’était pas pris au même endroit de la maison, le maître de maison et ses amis s’allongeant autour des tables préparées dans le triclinium, le petit peuple arrivé plus tard s’entassant dans l’atrium.
• Enfin il est probable que chacun mangeait ce qu’il apportait ; les différences sociales se faisaient alors fortement sentir.

Mais plusieurs questions restent ouvertes : faut-il identifier les riches avec les « forts » ? Quelle conception du repas eucharistique se faisaient les uns et les autres, pour qu’ils puissent le prendre de façon aussi dispersée ? On a voulu attribuer aux riches (aux forts ?) de Corinthe une conception purement ritualiste du repas du Seigneur. N’est-ce pas forcer le texte ?

Au minimum, il me paraît clair que Paul dénonce l’absence de partage et de réelle convivialité, au cours du repas du Seigneur, et que cela suffit à détruire le rassemblement « en Église » et à annuler le repas du Seigneur.

Faire mémoire de la mort du Seigneur (v. 23-26)


À partir du v. 23, le ton change et devient solennel : Paul rappelle le récit transmis du repas du Seigneur (« Moi j’ai reçu du Seigneur ce qu’aussi je vous ai transmis… »). La tradition de Paul – souvent appelée antiochienne – est nettement plus proche de celle de Luc que des traditions plus ritualisées de Matthieu et Marc. L’arrière plan vétérotestamentaire est l’alliance nouvelle de Jérémie (31,31), avec une dimension éthique accentuée. Mais le trait le plus marquant du texte est certainement le commentaire propre à Paul : « Vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne » (11,26), avec un heurt de termes qui rappelle le langage de la croix. « Annoncer la mort du Seigneur » : l’accent est mis sur la vie donnée entièrement sans rien retenir, pour que les hommes la reçoivent comme vie nouvelle. Participer au repas du Seigneur, c’est entrer dans la dynamique de la vie livrée qui passe par la mort, à la suite du Seigneur glorifié qui a passé la mort.

Conséquences (v. 27-33)

Paul en tire aussitôt une conséquence quant au « corps » (v. 27) : la participation au repas engage le respect dû au corps et au sang du Seigneur, et la nécessité de s’examiner soi-même avant de manger et de boire. Mais que faut-il discerner pour manger et boire « de façon digne » ? Il faut discerner « le corps » (v. 29). La tradition textuelle se divise ici : le texte court dit « alexandrin » donne « le corps » ; au contraire le texte long, « byzantin », donne « le corps du Seigneur » ; avec toutes les éditions modernes du texte grec « standard », il est important de garder ici le texte court qui ne précise pas de quel corps il s’agit ! Car Paul ne vise pas seulement le corps « sacramentel » (pain et vin partagés comme corps et sang du Seigneur), mais il vise, en même temps, le corps ecclésial et communautaire. Ne pas respecter le corps sacramentel, c’est ne pas respecter la communauté, ne pas respecter le corps ecclésial, c’est ne pas respecter le corps sacramentel, tant les deux sont liés ! À partir de l’unique corps livré du Seigneur, se précise l’image du corps ecclésial, selon ce qui était dit en 10,17 : « Parce qu’il y a un seul pain, nous tous, les nombreux, nous sommes un seul corps. »

Un corps malade ?

Ajoutons que le v. 30, si choquant qu’il soit pour nous, témoigne d’une conception très unitaire du corps collectif : Paul voit dans la maladie et la faiblesse de certains membres de la communauté la preuve que la communauté comme telle est malade et pécheresse par sa division (mais la division sociale ne favorise-t-elle pas le mal-être du pauvre et du petit ?). Peut-être ne faut-il pas trop presser ce v. 30, où le lien entre le mal physique et péché est trop immédiat ; Paul le sent puisqu’il le nuance aussitôt en parlant de la pédagogie divine (v. 31-32).

La conclusion est un appel au partage et à l’accueil mutuel, au moins durant ce repas hautement symbolique qu’est le repas du Seigneur ; symbolique ne signifiant pas le contraire de réel, bien au contraire le mot désigne ce qui est le plus réel, ce qui constitue la réalité humaine comme lieu d’échanges et de relation.

Conclusion

Nous avons relevé dans ces chapitres l’importance du repas comme lieu de la koinônia. Le repas peut devenir participation à la force des démons qui est force de division. Il peut être aussi participation à la vie donnée du Christ qui se manifeste d’abord dans le respect du plus faible, et qui se donne à voir dans le rassemblement « pour former l’unité » lors du repas du Seigneur. La participation au corps et au sang du Christ dans laquelle chacun s’engage « corporellement » est alors constitutive de cette réalité nouvelle du corps : l’ekklèsia.


© Roselyne Dupont-Roc, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 147 (mars 2009), "Saint Paul : une théologie de l'Église ? ", pages 45-50.