Le contexte socio-historique de la formation de la Torah à l’époque perse peut se résumer à deux éléments...
Le contexte socio-historique de la formation de la Torah à l’époque perse peut se résumer à deux éléments : d’une part un judaïsme « multicentrique » et d’autre part la précarité de la situation sociale en Judée perse.
Un judaïsme « multicentrique »
La question de l’unité du judaïsme post-exilique dépasse l’horizon de la Judée et du second Temple. Il faut y intégrer la réalité israélite du Temple du mont Garizim, à partir du milieu du Ve siècle avant notre ère, et l’existence d’un judaïsme de la diaspora, qu’attestent en particulier les documents de la communauté d’Éléphantine, en Égypte. La composition de la Torah doit donc être réfléchie en fonction d’un contexte d’élaboration où la réflexion théologique a eu un caractère plus « multicentrique » que les théories précédemment exposées ne l’envisageaient.
L’affaire d’Éléphantine.
Lorsqu’à Éléphantine, en Haute Égypte, dans la quatorzième année du règne de Darius (410 avant notre ère), des rivalités avec les partisans du temple voisin de Khnoum provoquent la destruction du temple dédié à Yahô (Yhwh), cet événement conduit les dirigeants de la colonie juive à négocier avec la satrapie perse d’Égypte pour obtenir le statut de « garnison juive », située aux marches de l’empire, et à plaider leur cause auprès de responsables juifs de Judée et de Samarie (voir Suppl. CE n° 69, 1989, p. 102-104).
Une correspondance s’établit qui débouchera sur la possibilité d’une reprise du culte à Éléphantine – avec certaines restrictions concernant les sacrifices (seules les offrandes végétales et d’encens seront autorisées ; papyri d’Éléphantine A4.9 et A.410,10-11). Les documents sont adressés à la fois à Bagohi, gouverneur de Juda, à Yehohanan, grand prêtre de Jérusalem, mais aussi à Delayah et Shelemyah, fils de Sanballat, gouverneur de Samarie (papyri A4.7,29 et 4.8,28). Ceci manifeste que les membres de la colonie d’Éléphantine reconnaissent l’autorité de leurs frères juifs de Judée et, en même temps, celle des responsables de Samarie pour la gestion concrète de leur communauté. Il n’existe, à cette époque, aucun primat absolu de Jérusalem.
Les raisons sous-jacentes à la limitation du culte sacrificiel peuvent être discutées : raisons politiques (volonté de ménager les prêtres du temple de Khnoum), raisons culturelles (réticence des Égyptiens vis-à-vis des sacrifices animaux) ou raisons théologiques. Insistons sur ces dernières : le début d’un mouvement de centralisation vers Jérusalem trouverait son expression dans la Torah, centralisation dont l’existence du temple d’Éléphantine manifeste encore les limites à la fin du Ve siècle.
Le judaïsme samarien.
Les documents d’Éléphantine témoignent donc d’un judaïsme « multicentrique », et en même temps, ils semblent se faire l’écho de liens entre un judaïsme judéen, et un groupe rassemblé autour du sanctuaire du mont Garizim, en Samarie.
Les intérêts de ce groupe « samarien » (terme à distinguer de « samaritain » qui vise une réalité plus tardive, quand la rupture sera totale avec Jérusalem) apparaissent dans les étapes compositionnelles tardives de la Torah. Ainsi, selon C. Nihan, la rédaction de l’Hexateuque au Ve siècle à Jérusalem, chercherait-elle à dépasser l’antagonisme nord-sud présent par exemple dans le récit de 1 R 12, en encadrant l’ensemble du récit « hexateucal » par la mention de Sichem, de son chêne et de son sanctuaire, à la fois en Gn 12,6-7 et en Jos 24,1.25-26.
Ces constats littéraires conduisent à s’interroger sur l’identité des rédacteurs et des destinataires de la Torah : ce texte normatif était-il destiné à être accepté par les deux communautés – judéenne et samarienne ? Peut-on tirer argument du fait que le texte massorétique ne définit jamais le lieu que Yhwh « choisira » pour y faire habiter son nom (cf. Dt 12,5.11.14.18.21 ; 14,24.25 ; 15,20 ; 16,2.6.7.11), afin de voir dans la Torah un texte destiné à servir de « loi fondamentale » aux « provinces unies » de Juda et de Samarie ?
L’énoncé d’une telle conclusion exige beaucoup de prudence, mais toute hypothèse compositionnelle doit prendre en compte les données archéologiques récentes concernant le sanctuaire du mont Garizim à l’époque perse.
Installé dans une région relativement peuplée, où l’occupation humaine n’a jamais été interrompue du VIIe au IVe siècle avant notre ère, malgré la défaite politique du royaume d’Israël, le sanctuaire semble résulter d’une construction dont la première phase remonte, selon les fouilles récentes, au milieu du Ve siècle. La destination « yahviste » de ce Temple ne laisse aucun doute, du fait des inscriptions qui y ont été retrouvées.
Dès lors, les récits d’Esdras et de Néhémie, dont la pointe polémique anti-samarienne est évidente (Esd 4,6-24 ; Ne 2,10 et 3,33s), pourraient être envisagés selon une perspective nouvelle : plutôt que l’expression d’une tentative d’unification du judaïsme bénéficiant, à Jérusalem, du soutien des autorités perses, ces textes pourraient refléter une compréhension strictement judéenne de l’identité israélite, cherchant à en exclure les éléments samariens, qui correspondent pourtant à une communauté se réclamant de la même Torah, et professant une même identité yahviste.
Jérusalem à l’époque perse
À la relative prospérité de la zone samarienne s’oppose, au Ve siècle avant notre ère, et sans doute encore en IVe siècle, une relative « désertification » de la Judée comme en témoignent plusieurs études archéologiques récentes .
Une ville de dimensions modestes.
Quelle était l’ampleur de la ville où, selon les livres d’Esdras et de Néhémie, un Temple est rebâti (Esd 5,1-6,18) et des remparts reconstruits (Ne 3,33 – 4,17 ; 6) ? Les données archéologiques orientent vers une réponse soulignant la modestie des dimensions de la Jérusalem perse : D. Ussishkin estime vraisemblable que les réparations du mur d’Ézékias, auquel le livre de Néhémie fait allusion, ont eu une réalité historique, l’espace ainsi délimité demeurant cependant incomplètement construit à l’époque perse. La population se serait concentrée dans la cité de David et dans la zone du mont du Temple.
L’évaluation proposée par O. Lipschits est plus modeste encore : aucune découverte archéologique ne permet d’attester que Jérusalem soit un centre urbain important à l’époque perse. Aucune tombe riche de cette époque n’a été retrouvée, et la surface de la ville est estimée par l’auteur à six hectares, ce qui correspond à une population potentielle de 1 500 personnes. Cependant, la confrontation des données archéologiques et des textes bibliques conduit l’auteur à envisager un changement de statut de Jérusalem au milieu du Ve siècle : à cette époque les murailles auraient été reconstruites, et la ville serait devenue la capitale de la province de Yehud (cf. Ne 7,2), à la place de Miçpa.
Les raisons évoquées pour ce changement de statut sont variables. Contre les auteurs qui attribuent la reconstruction des murailles à la menace militaire représentée par la rébellion égyptienne (461-454 avant notre ère), ou encore par la ligue grecque de Délos à partir de 476, Lipschits conteste la valeur stratégique de Jérusalem et relie le changement de statut de la ville au milieu du Ve siècle au jeu simultané de multiples facteurs sociaux, économiques, religieux, politiques ou démographiques. Au cœur de ce processus, il souligne le rôle du Temple reconstruit devenu un centre cultuel, littéraire mais aussi économique et fiscal. Cependant, par rapport à la zone côtière, qui se développe pour des raisons militaires et commerciales, les collines de Judée demeurent une zone extrêmement rurale.
Un foyer cultuel et culturel ?
Lipschits n’envisage pas de modification majeure dans l’urbanisation de la province de Yehud entre le IVe et le début du IIe siècle avant notre ère : on recense 105 sites datant de l’époque perse, et 237 de l’époque hellénistique. 40 des sites de l’époque perse sont inoccupés à l’époque hellénistique, mais 179 des sites hellénistiques sont inoccupés à l’époque perse. Ceci témoigne d’un fort développement de l’implantation humaine, essentiellement à partir du IIe siècle. La question que posent ces données archéologiques concerne les conditions de possibilité d’une activité de production littéraire dans un cadre humain aussi pauvre. Peut-on imaginer, dans le contexte ainsi décrit, que Jérusalem soit un centre culturel au rayonnement incontesté ?
Notons encore que, dans ce territoire apparemment très peu développé, sont mises au jour des pièces de monnaie du IVe siècle, spécifiques de la province de Yehud, dont l’une porte la mention paléo-hébraïque de « Yohanan le prêtre ». Il y a là le signe d’une certaine autonomie administrative, qui est le corollaire du développement (et de la reconnaissance) du Temple de Jérusalem. Néanmoins cette donnée demeure difficile à interpréter dans le contexte du IVe siècle où les seuls changements archéologiques notables sont liés à l’apparition de nouveaux établissements administratifs et militaires, dans le sud-judéen, dans un territoire devenu une zone frontière, après l’indépendance transitoire de l’Égypte au début du IVe siècle.
L’autre donnée remarquable concerne une absence de signes massifs d’hellénisation dans la province de Yehud. Autant les territoires côtiers sont soumis depuis le Ve siècle à l’influence hellénistique, autant persiste, entre la période perse et la période hellénistique précoce (début IIIe s.), une certaine stabilité dans l’occupation des territoires et dans les modalités de l’implantation humaine.
© Olivier Artus, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 156 (juin 2011), "Le Pentateuque, histoire et théologie", p. 10-13.