Il faut interpréter ces textes pour tenter de découvrir ce qu'ils peuvent nous dire aujourd'hui...
Il ne faut surtout pas essayer de défendre la conception du monde et de l'univers autant que les représentations proposées par cette littérature. Ni les défendre, ni d'ailleurs les disqualifier. Il faut les interpréter, c'est-à-dire tenter de découvrir ce qu'elles disent de l'homme devant Dieu, de l'homme dans le monde, de l'homme face à ses semblables et de l'homme face à son destin. Il ne s'agit donc pas de se mettre en quête de prédictions matérielles, de renseignements chronologiques, mais de la compréhension de l'homme dans le monde qui se donne à connaître dans le texte. Une compréhension susceptible de permettre à ses auditeurs de vivre en nouveauté de vie, devant Dieu et devant leur frères en humanité.
Proclamant la proximité du salut et de la délivrance, la littérature apocalyptique oscille ainsi entre spéculation, consolation et exhortation, disions-nous en concluant le premier chapitre. C'est bien cela que chacun des textes étudiés a essayé de faire : adresser à ses auditeurs un message d'interpellation et d'espérance qui puisse permettre à chaque croyant de se situer dans ce monde et d'y vivre d'une fidélité renouvelée à l'Évangile.
Tentons d'illustrer une actualité possible de l'Apocalypse de Jean. Pourquoi Jean de Patmos a-t-il écrit ? Quelque chose de fondamental s'est passé qui l'a bouleversé et irrémédiablement mis debout comme témoin, sujet d'une parole. Pour Jean c'est l'événement pascal. Nous devrions dire plus exactement un anti-événement dans l'ordre de ce monde: la crucifixion de Jésus de Nazareth signe d'échec et de malédiction, et sa résurrection confession de foi de la victoire d'un crucifié sur la mort. Cet événement, Jean le reçoit comme un appel à s'élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Pour lui, cet événement conteste la situation antérieure et les logiques en place autour de quoi s'organise la société romaine. Etre fidèle à cet événement, pour Jean, c'est proclamer que la réalité de ce monde n'est pas le dernier mot. Que le slogan du pouvoir impérial auquel tous sont invités à adhérer n'est pas le bon.
Et quel est ce slogan ? On pourrait le résumer ainsi: « Il y a ce qu'il y a ». Les choses que vous voyez sont la vérité: la puissance impériale l'ordre impérial, la pax romana, l'organisation hiérarchisée du monde. C'est ce qu'il y a. Et c'est bien ainsi. Pour Jean, être fidèle à l'événement pascal, c'est proclamer exactement le contraire : « il y a ce qu'il n'y a pas », à savoir que, contre toute apparence et contre le monde, le Christ a vaincu la mort et les puissances. En conséquence de quoi, la réalité présente n'est que mensonge et illusion, à savoir la puissance romaine et sa volonté d'englober toute la réalité de l'existence humaine est une tromperie diabolique N'oublions pas que, outre Babylone, Rome en tant que figure du pouvoir impérial qui s'idolâtre, est aussi désignée, dans l'Apocalypse, par les figures bibliques de Sodome, l'Égypte et... Jérusalem (cf. 11,8).
Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ? Il existe de multiples manières de répondre à cette question. Au plan politique, I'Apocalypse de Jean soulève la question du totalitarisme; au plan économique, l'Apocalypse s'interroge sur les conséquences sociales de la logique impériale ; au plan religieux, l'Apocalypse est un vivant plaidoyer pour la liberté d'expression d'une minorité. Illustrons la pertinence de l'Apocalypse sur un plan peut-être plus inhabituel, à savoir la question anthropologique: qu'est-ce que l'homme ? Une question sur laquelle la société romaine du premier siècle et Jean de Patmos ont des avis diamétralement opposés.
Dans le monde romain cohabitent une revendication extrême d'universalité (l'oïkouménè, la « terre habitée » comme limite de l'Empire), et une hiérarchisation, un cloisonnement tout aussi extrêmes de la vie en société : l'être humain n'existe que par la place qu'il occupe : homme libre/esclave; juif/païen; romain/barbare; homme/femme. Au contraire, l'événement pascal proclame que, devant Dieu et en Christ, il n'y a plus de différences entre les personnes. Que l'individu, quel qu'il soit, est aimé et reconnu indépendamment de ses fonctions, qualités objectives ou héritages. Et que cela seul fait naître le véritable universalisme. Que la seule marque qui identifie l'individu comme sujet n'est pas la marque de la bête qui indique aux yeux de tous la classe à laquelle chacun appartient, mais la marque invisible, ie nom nouveau inscrit dans le « livre de vie », nom caché donc protégé des puissances, connu seulement de celui qui le reçoit (2,17). Bref, I'événement pascal, c'est, pour Jean, la naissance de l'individu comme être unique devant Dieu et qui constitue; avec les hommes de toutes langues, nations et tribus, la foule immense qui rend un culte à l'agneau.
Quelle est la pertinence de cet événement au début du troisième millénaire ? Nous sommes dans une société qui oscille entre un universalisme abstrait, uniformisant et réducteur et un communautarisme clos, une société fragmentée en de multiples communautés, chacune revendiquant des droits particuliers. Entre l'illusion du village mondial et l'illusion des ghettos identitaires. Mais toujours reste la lancinante question qui taraude chacun des pions de ce jeu de société aux dimensions du monde que nous sommes: qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce qui fait qu'un être humain est un sujet ? Notre société conduit à penser qu'un sujet est évaluable par ses propriétés objectives ou par ses appartenances: classe sociale, race, histoire, généalogie, éducation, appartenance politique, etc. Que l'essentiel est de porter la marque qui atteste mon appartenance à un groupe, une société. Sans me rendre compte que je suis prisonnier d'un prêt à penser uniformisant, un « politiquement correct » qui me contraint à faire exactement comme tout le monde, alors même que je m'imagine être profondément original et particulier. Il est à craindre que la bête moderne soit beaucoup plus forte que la bête du premier siècle, voire peut-être même que les bêtes de tous les siècles passés, nazisme et stalinisme confondus. Plus forte parce qu'avançant masquée.
À l'inverse, l’événement Christ conduit à proclamer que l'individu naît d'une Parole qui le précède. Cette Parole le constitue comme sujet unique et aimé, indépendamment de ses qualités, héritages ou relations. Cette Parole le revendique contre les pouvoirs qui l'oppressent et voudraient en faire un numéro ou un pion. Cette Parole affirme que l'individu appartient à une famille dépassant les frontières, les ghettos, les particularismes identitaires. Elle affirme que cette famille est constituée d'hommes, de femmes et d'enfants de toutes tribus, langues et nations qui ne vivent que de se reconnaître, dans le Christ, frères et sœurs aimés de Dieu.
Cette communauté n'est pas le lieu où l'on se choisit, où l'on se retrouve par affinités, mais l'espace où chacun peut vivre d'un « nom nouveau » reçu de Dieu (cf. 2,17) et d'une même dignité dans l'attente du monde nouveau, de la « nouvelle Jérusalem », lieu du repos véritable ou nul ne connaîtra plus « ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien aura disparu » (21,4). Une attente active, faite de fidélité à l'événement qui me constitue comme individu unique en communauté de destin avec ses frères. Un individu qui se laisse creuser, travailler par cette Parole bouleversante. Cette Parole affirme, avec Dietrich Bonhoeffer, qu'à cause de Jésus Christ « les grandes choses sont petites, et que les petites sont grandes, que ce qui est exact est faux, et ce qui est faux exact, que ce qui est désespéré est riche de promesses, et que ce qui est plein d'espoir est contesté. Elle affirme que la croix signifie victoire, et la mort vie » (D. Bonhoeffer). Une conviction que Jean de Patmos n'aurait certes pas reniée.
© Élian Cuvillier, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 110 (Décembre 1999), « Les apocalypses du Nouveau Testament », p. 59-61.