Le cycle de Jacob, tel que nous le lisons aujourd’hui, est une œuvre littéraire collective et composite...

Le cycle de Jacob, tel que nous le lisons aujourd’hui, est une œuvre littéraire collective et composite. Elle témoigne d’une importante réflexion à propos de la question des origines d’Israël alors que sa légende offre peu de prises à la reconstruction historique. Les débats qui affleurent dans ces récits nous renseignent davantage sur l’époque de la rédaction des textes que sur celle d’un Jacob patriarcal dont nous n’avons aucune trace. La figure de Jacob est l’objet de beaucoup de relectures.

Jacob et Israël

Un Jacob d’abord lié à Sichem et à la région d’Ephraïm et sans doute aussi à la Transjordanie, au pays de Galaad, cristallise divers récits populaires existants pour devenir un héros représentatif d’une culture du Nord. Ce héros, figure de résistance à la domination assyrienne, devient l’ancêtre fondateur du royaume du Nord et prend le nom de ce royaume, Israël, dont la diversité constitutive est représentée par ses enfants nés de quatre femmes différentes. Il va ensuite être plus ou moins « adopté » théologiquement par les rédacteurs du Sud lors d’un long travail de rédaction, d’intégration et de négociation pour produire les traditions communes de l’Israël post-exilique.

Aux Ve et IVe siècles avant notre ère, à l’époque perse, la construction d’une mémoire politique de ces origines implique une relecture et une recomposition des différents héritages. Les histoires retenues, retravaillées, parfois opposées, ont une fonction historique, théologique et identitaire.

Le peuple vient de vivre le traumatisme de l’Exil. Il se trouve en crise de reconstruction, dispersé au sein de diverses nations ou sur un territoire qui ne lui appartient plus. Il cherche donc à répondre à la question : « Que nous arrive-t-il ? Qui sommes-nous ? ». Cette question résonne différemment suivant les milieux. Tous vont projeter dans un passé mythique des origines revisitées, où Jacob joue des rôles différents, afin de proposer des clés pour comprendre leur monde.

• Ceux qui ne sont pas partis de Judée s’ancrent dans la terre en revendiquant la figure des patriarches. Ils sont cités en Ez 33,24, revendiquant la possession du pays au nom de leur ancêtre Abraham ; ils ne mentionnent pas Jacob car ce sont des Judéens qui ne considèrent pas les traditions du Nord comme aussi fondamentales.

• En revanche, dans le résumé historique sur l’histoire des liens entre Yhwh* et Israël en Ez 20,5, Israël est désigné comme « la postérité de la maison de Jacob », ce qui confère ainsi un poids particulier aux traditions de Jacob, certainement plus anciennes que celles d’Abraham et parfois opposées à elles.

• Les élites intellectuelles composées de scribes et de prêtres qui sont parties et revenues d’Exil se pensent comme le socle du peuple juif post-exilique. Elles s’emparent, sous des angles différents, de la figure de Moïse pour en faire un idéal de récit vocationnel.

Pour les scribes, dans cet idéal centré sur la loi et l’alliance, Jacob n’a pas de rôle à jouer, sauf parfois comme contre-exemple ; la tradition deutéronomiste l’ignore pratiquement.

Les prêtres sont plus attachés à définir des pratiques communes (alimentation, fêtes, circoncision) et à insister sur l’obéissance à l’appel divin. Ils combinent une histoire familiale de l’installation et du développement des patriarches en Canaan avec la grande aventure de l’Exode pour réunir l’ensemble des composantes du peuple dans une même histoire à partager. Dans ce récit écrit dans une perspective judéenne, Jacob trouve cependant sa place, moyennant certaines retouches, comme fondateur du peuple. Il permet de mêler dans sa généalogie très inclusive toutes les branches de ceux qui se réclament de ce peuple, renforçant ainsi les liens inter-ethniques.

• Les exilés qui ont décidé de se reconstruire une vie là où ils se sont installés deviennent plus sensibles aux perspectives « universalisantes » et aux mélanges. Ils ajoutent assez tardivement un fils à Jacob, Joseph. Celui-ci n’est pas le fondateur direct d’une tribu (il est le père d’Ephraïm et de Manassé) mais il s’installe et vit de façon constructive en diaspora ; il fait descendre son vieux père Jacob en Égypte.

• D’autres encore, issu(e)s des marges ont un regard critique sur la gestion du pouvoir des élites de tout bord et tentent d’ouvrir quelques brèches en glissant certains personnages et récits à connotation assez fortement ironique ou critique, comme Jonas ou Ruth.

En quête d'identité

L’histoire de Jacob que nous lisons aujourd’hui est le résultat de ce mélange de visions très différentes, parfois opposées sur ce qui définit l’identité d’Israël et ses relations avec ceux et celles qui se trouvent sur le même territoire.

Ces choix divers concernant les références identitaires vont-ils aider à digérer les changements brutaux qui se produisent dans la société pour pouvoir les intégrer ou les dépasser ? Vont-ils au contraire renforcer des attitudes de repli crispé sur quelques mots, personnages ou images ? Jusqu’où aller dans l’élection et l’affirmation de la séparation et de la particularité ? Comment inclure les spécificités sans les dissoudre, sans réduire l’altérité ?

Au-delà des choix opérés dans chaque tradition, les questions mises en évidence continuent à résonner pour des lecteurs d’aujourd’hui, mis au défi, dans de nouveaux contextes, de proposer leurs réponses, de réfléchir à leurs propres choix identitaires et collectifs.

Nos identités multiples se construisent-elles sur des héritages ou sur des projets ? Quelles sont nos racines et quelles sont nos valeurs ? Quelles alliances choisissons-nous et pour quelles cohabitations ? Que perdons-nous et que gagnons-nous à chaque choix ?

Comment ce qui nous arrive peut-il être raconté et transmis comme un itinéraire, un parcours auquel donner un sens ? Comment le ou les récits que se fait un peuple de ses origines influe-t-il sur sa capacité à comprendre son présent et à envisager son avenir ? Avec qui partager ces récits ?


© Corinne Lanoir, Cahier Évangile n° 171, Jacob, l'autre ancêtre, p. 49-51.