Les œuvres présentées dans les deux Cahiers (152 et 153) reflètent ce que nous proposons d’appeler « la culture a priori du premier christianisme »...

Pour la part qui leur est propre, les œuvres présentées dans les deux Cahiers (152 et 153) reflètent ce que nous proposons d’appeler « la culture a priori du premier christianisme ».

Un patrimoine culturel chrétien
Dès le début du iie siècle, elles furent homologuées assez spontanément comme éléments du patrimoine culturel des Églises instituées, celles de langue grecque d’abord. Leur champ de diffusion s’élargit progressivement tandis que les élites chrétiennes, méditerranéennes, orientales puis autres, dotaient leurs assemblées d’une langue propre dans laquelle elles fixaient, non sans parfois les modifier, les textes ou traditions reçues des évangélisateurs. On a pu noter le foisonnement linguistique, particulièrement vigoureux dans la famille des langues slaves.

De leur côté, les maîtres du grand courant rabbinique toujours vivant depuis deux millénaires, négligèrent ou même écartèrent ces livres dans leur effort de recomposition doctrinale, cultuelle et culturelle de leur religion nationale. Certes, dans ces textes devenus chrétiens, nous avons repéré des traditions flottantes se retrouvant çà et là dans le Talmud ou dans les Midrashim. Mais de la masse littéraire antérieure à l’irruption du christianisme, le judaïsme rabbinique n’a retenu formellement que les livres collectés dans la Biblia hebraica. Il y ajouta les fruits d’une production nouvelle : la Mishnah, le Talmud et les Midrashim, ces monuments qu’il baptisera globalement « Torah (Loi) orale ».

Fréquemment, les leçons ou traditions contenues dans ces œuvres se distancient de celles que, de leur côté, les écrits bibliques ont recueillies et promues ; et souvent, elles varient d’une pièce à l’autre. Il convient donc de récuser l’idée selon laquelle, culturellement et doctrinalement, l’Ancien Testament serait le témoin privilégié de l’époque qui vit naître le Nouveau Testament. Historiquement, pareille assertion ne tient pas. Les rouleaux et fragments inhumés de onze grottes proches de la mer Morte, et le lot impressionnant des textes judéo-grecs que les chrétiens ont également sauvés, étoffent sérieusement les données du problème. Le milieu littéraire et doctrinal du Nouveau Testament doit se comprendre comme la somme critique de ces nombreux témoins, parmi lesquels nos livres bibliques se retrouvent bien minoritaires. Il s’y ajoute l’imprégnation de représentations et d’idées venues du monde gréco-romain ambiant. Les livres du Nouveau Testament ont été composés tandis que s’effectuaient la sélection et le classement des livres de l’Ancien. En ces mêmes temps, nombre d’autres œuvres d’origine judaïque continuaient leur carrière, cette fois en christianisme.

La société judaïque
L’historien des origines du christianisme se doit de chercher à reconstituer l’espace de production et de reproduction littéraires des deux derniers siècles avant Jésus Christ et des deux premiers siècles après. Il importe que la reconstitution se fasse en fonction de la « société judaïque » (préchrétienne) et non en fonction du seul « judaïsme ».

Dire société, c’est supposer la déconstruction ou la désacralisation d’une vision canonique, autrement dit sélective et normative, des réalités sociales. Celles-ci ont à la vérité des frontières souples et poreuses, larges et généreuses. Ainsi, si l’on en croit les textes de Qumrân et les Évangiles, les exorcismes ou rites magiques y étaient courants, alors que la Loi de Moïse (selon le Deutéronome et le Rouleau du Temple) les condamne fermement. Eu égard à la société comme telle, il n’y a pas contradiction. Il est dès lors préférable que toute approche sereine de cette tranche d’histoire évite de se référer d’abord au « judaïsme ». Le terme n’apparaît d’ailleurs que très furtivement dans l’antiquité, en grec seulement. Il désigne une chose abstraite et figée, idéalement signifiée et bien plus codifiée, ce qu’expriment les écrits littéraires postérieurement institués comme textes sacrés. Et les vertus de ces derniers sont rhétoriques et doctrinales. Le judaïsme ne saurait s’identifier que partiellement et inadéquatement à la société dont en réalité il n’est que le résident, même exhaustif. À défaut, la vision historique se trouverait informée et commandée par un lot de sources a posteriori composées des textes officiels, juifs ou chrétiens. Quoi qu’il en soit du sublime de leur message, ces derniers se présentent comme profondément marqués à l’origine par une recherche d’identification nécessairement réductrice, et par un souci de propagande où la polémique s’invite comme naturellement.

Liens et clivages
Dans les deux Cahiers, la relation culturelle et doctrinale entre le christianisme et le judaïsme s’affirme comme une constante. Rien d’étonnant à cela, celui-ci comme celui-là, dès la fin du Ier siècle et davantage ensuite, cherchant à signifier une posture claire dans le cadre d’une société aux composants communs. 

Le judaïsme (rabbinique) s’est comme dégagé de la société judaïque après les désastres de 70 (victoire des troupes de Titus) et de 135 (intervention militaire et administrative d’Hadrien). Ce faisant, il draina ses éléments fondateurs (ou refondateurs) d’un réseau de canaux non encore différenciés. Le christianisme est né d’une démarche analogue, mais déclenchée par un « prophète » initiateur, chef visionnaire aidé puis suivi de théoriciens géniaux. Il y eut décantation et dissociation, avec d’inévitables résidus conservés çà et là d’un côté comme de l’autre. Ce qui suggère ou évoque des liens ou passerelles qui, au demeurant et quoi qu’il en soit, ne sont que secondaires, superficielles sinon marginales. 

La différence est plus fondamentale. D’un côté il y a le Christ, de l’autre la Torah. Il fallait donc signifier le clivage, d’où la propagande et la polémique. Rien de cela n’a manqué ni à Paul de Tarse ni aux évangélistes, ni probablement, en amont, au héros qui ouvrit la voie, Jésus de Nazareth, puissant utilisateur des procédés contemporains de communication, à la fois relais et témoin d’une « culture a priori ».


© André Paul, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 153 (septembre 2010), "De l'Ancien Testament au Nouveau - 2. Autour des Prophètes et des autres Écrits", pages 57-59.