Il n'y a pas de langage spécifique pour parler de Dieu...
Il n'y a pas de langage spécifique pour parler de Dieu. Pour ce faire, l'homme n'a pas d'autre choix que d'utiliser un langage humain. Le terme hébreu qine'ah, traduit habituellement par « jalousie », n'échappe pas à la règle. Il faut donc examiner brièvement les emplois du terme (nom, verbe, adjectif) appliqué à l'homme, pour en dégager les lignes de force, confronter son usage profane et sa reprise dans un cadre religieux.
La jalousie de l'homme dans la Bible
Quand il s'agit de la jalousie de l'homme, le champ de signification s'étend bien au-delà de la sphère des relations entre homme et femme. Deux lignes d'interprétation s'offrent à l'examen : l'envie / la convoitise et le zèle.
Envie / convoitise
On relèvera tout d'abord l'usage du mot dans le sens d'envie ou de convoitise, c'est-à-dire d'un sentiment de tristesse ou de dépit à l'égard de quelqu'un qui possède un bien que nous n'avons pas. Il peut s'agir de richesses (Gn 26,13-15) ou de réussite, telle la réaction de Rachel inféconde à l'égard de Léa, mère comblée (Gn 30,1). Le sage met en garde son disciple contre la jalousie que l'on porte aux méchants et qui s'éveille devant leurs succès scandaleux (Pr 3,31 ; 14,30 ; 23,17 ; 24,1.19 ; Ps 37,1 ; 73,3). On peut aussi penser à la jalousie des frères de Joseph (Gn 37,11) ou plus largement entre peuples rivaux (Is 11,13). De tels sentiments peuvent engendrer une colère et une violence portées au paroxysme : « Cruelle est la colère, impétueuse la fureur ; contre la jalousie, qui tiendra ? », s'exclame Pr 27,4 en un crescendo significatif. La jalousie s'exprime avec une particulière violence quand un homme est jaloux de sa femme qu'il tient pour adultère : « La jalousie allume la rage au cœur du mâle et il sera sans pitié au jour de la vengeance » (Pr 6,34 ; voir Nb 5).
Zèle
Le terme peut aussi être employé en meilleure part et équivaloir au zèle que l'on déploie pour la cause de quelqu'un avec qui on est lié. Ainsi Saül s'engage-t-il de façon quelque peu aveugle dans sa relation aux fils d'Israël (2 S 21,2). De même, Josué montre un zèle intempestif quand il croit son maître, Moïse, concurrencé par des Israélites qui viennent de recevoir l'Esprit de Dieu (Nb 11,29).
Avec ce dernier texte, nous sommes déjà en contexte religieux. Cette dimension apparaît clairement à propos de passages où la qine'ah a pour objet le Temple (69,10) ou la Loi (Ps 119,139). Le zèle de Pinhas (Nb 25,11-13), d'Élie (1 R 19,10.14) ou de Jéhu (2 R 10,16) se porte sur Dieu lui-même. Dans tous ces cas, il faudrait sans doute préciser « le zèle passionné », tant la personne semble engagée avec toute son affectivité. D'ailleurs, cette passion pour Dieu s'exprime parfois dans des gestes ou des actions d'une violence extrême qui vont jusqu'à l'effusion de sang (Nb 25,11-13), voire jusqu'à l'extermination d'une dynastie (2 R 10,16). On retiendra que, même en contexte religieux, le terme garde un potentiel de violence qui peut s'exprimer et se concrétiser sur un registre passionnel.
Un langage anthropomorphique
Le fondement de ce langage
Étant donné la radicale transcendance de la divinité, ce langage humain rend-il impossible, voire interdit, tout accès au mystère de Dieu ? Nullement, car la foi (et la Bible elle-même) nous dit que « Dieu fit l'homme à son image » (Gn 1,26 s.). Il y a donc en ce dernier comme une trace de Dieu. Dès lors, en puisant dans l'expérience humaine, il y a possibilité de dire quelque chose sur Dieu.
En même temps, cette parole divine suggère déjà que ce langage ne peut être que symbolique, c'est-à-dire orientation vers un au-delà de lui-même. Le discours sur Dieu et le discours sur l'homme ne sont pas univoques. Dieu dépasse infiniment l'homme. Dès lors, si le discours de l'homme peut dire quelque chose sur Dieu, il ne peut qu'ouvrir sur un monde qui le transcende. Le « parler » de l'homme sur Dieu ne peut qu'indiquer une direction vers un au-delà de lui-même. C'est le langage symbolique. Le symbole ne décrit pas mais, selon le mot de P. Ricœur, « il donne à penser ». Il suggère plus qu'il ne définit ; il est chemin vers le mystère.
C'est donc à partir de l'expérience humaine qu'il sera possible de dire quelque chose sur Dieu. D'où le caractère « anthropomorphique » des représentations bibliques sur Dieu. (Rappelons que ce terme vient de deux mots grecs : anthrôpos « homme » et morphè « forme, condition »). Ce constat ouvre un large champ de possibilités, car l'expérience humaine dans toute son amplitude peut ainsi s'offrir comme médiation, même si, comme nous le verrons, la Bible saura poser ici ou là quelques limites.
L'éclairage de Os 11,9
La déclaration divine d'Os 11,9 peut nous permettre d'engager une brève réflexion sur l'anthropomorphisme dans la Bible : « Je n'agirai pas selon l'ardeur de ma colère. / Je ne détruirai plus Israël. / Car, je suis Dieu et non pas homme, / Au milieu de vous, je suis [le] Saint. / Je ne viendrai pas avec rage. »
Cet oracle quelque peu paradoxal est riche d'enseignement. Il convient d'abord de noter que Yhwh rattache son comportement à son être même : « Car, je suis Dieu et non pas homme », et la caractéristique qui le distingue radicalement, c'est sa sainteté (« Je suis Saint » en parallèle avec « Je suis Dieu »), présentée comme étant spécifique de Dieu. Cette sainteté vaut donc comme séparation du monde humain.
Mais, en même temps, ce séparé est « au milieu » d'Israël et cette présence dynamique du « Saint » (Dieu peut s'éloigner et se rapprocher, puisqu'il « revient ») s'avère bénéfique pour le peuple pécheur. Pour se dire, Dieu ne craint pas d'employer le langage des passions humaines. Il ne viendra pas avec « colère », alors qu'il pourrait et même devrait châtier Israël. Bien plus, ce qui le pousse à agir ainsi, c'est que son cœur en lui « se retourne » (v. 7) et l'empêche de punir : « Comment t'abandonner, Éphraïm / comment te livrer, Israël ? / Non, mon cœur se retourne en moi, / et le regret me consume. »
La raison profonde nous en est donnée au début du même chapitre (Os 11,1-4) : Yhwh traite son peuple comme un enfant chéri qui lui apprend à marcher. Aux v. 7-8, il se comporte comme un père (ou comme une mère) qui ne peut rester insensible à la douleur de son enfant et se tient prêt à lui pardonner. Le comportement de Dieu ressemble étrangement au comportement humain.
Dans ce passage, transcendance et communion se révèlent comme les deux pôles du mystère de Dieu. Certes, la sainteté est séparation ; elle est aussi ouverture vers l'autre, car, liée à la tendresse de Dieu, elle rend compte du fait que Dieu ne « vient pas avec rage ». Si, parfois, la sainteté de Dieu peut justifier sa colère, elle ne peut s'y réduire. Le mystère de Dieu est tout autre que simpliste, il est riche et complexe.
Cette exégèse rapide d'Os 11,1-8 nous livre un précieux critère herméneutique : on ne peut parler de Dieu sans faire appel à l'expérience humaine. Il y a donc en l'homme quelque chose qui permet de risquer une parole sur Dieu. Il y a du divin en l'homme... et de l'humain en Dieu. Tel est le fondement qui autorise à user du langage anthropomorphique, un langage en conséquence multiforme qui nécessite de dresser un rapide inventaire de ces anthropomorphismes et, dans ce cadre, d'y situer la « jalousie de Dieu ».
Divers anthropomorphismes
En principe, toute réalité peut devenir manifestation de Dieu mais, en fait, les auteurs bibliques semblent avoir opéré des choix, car toutes n'offrent pas la même possibilité d'évoquer le mystère de Dieu.
Au premier abord, il peut paraître étrange de voir appliqués au Vivant par excellence qu'est Dieu des objets inanimés tels que le roc et la montagne, l'eau, le feu pour ne prendre que ces quelques exemples. En fait, c'est moins la réalité comme telle que la perception que l'homme en a qui se trouve à la base de ces expressions symboliques.
En ce qui concerne les représentations animales, on constate une certaine réserve de la Bible. Retenons, entre autres, les images de l'aigle (Ex 19,5 ; Dt 32,9-13), du lion (Ps 11,10 ; Am 3,6-8). Cette réserve s'explique sans doute par l'exploitation exubérante qu'en fait le langage idolâtrique de l'époque.
Si l'homme puise largement dans son appréhension des réalités du monde qui l'environnent, c'est peut-être à partir de sa personne même qu'il forge le langage symbolique le plus évocateur. Il convient de mentionner en premier lieu les activités humaines qui servent à suggérer celles de Dieu, telle la création de l'homme et de la femme en Gn 2,19-22, mais aussi les parties du corps humain comme la face, la bouche, la main, le bras (voir le refrain « À main forte et à bras étendu »).
Dans ce langage anthropomorphique que la Bible utilise à pleines pages, le moins audacieux n'est pas cette application à Dieu de l'affectivité humaine, car les sentiments et les émotions qu'elle engendre sont multiples, foisonnants, contrastés et souvent affectés d'un coefficient négatif, comme chacun d'entre nous en a pu en faire l'expérience. Ces formes d'expression peuvent être définies comme des « anthropopathismes » (du grec anthrôpos, « homme » et pathein, « éprouver des sentiments humains »). La jalousie entre dans ce registre. En raison même de ce caractère ambigu, il convient de s'attarder plus longuement sur ce type d'anthropomorphismes bibliques.
© Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 149 (septembre 2009), "Un Dieu jaloux entrre colère et amour", pages 4-7.