Colère et amour représentent deux pôles antinomiques sur le registre des « sentiments » de Dieu...
Colère et amour représentent donc deux pôles antinomiques sur le registre des « sentiments » de Dieu, deux pôles qui semblent s'entrechoquer, il est vrai, mais qu'on retrouve tout au long de la Bible. On ne peut tenter d'évacuer l'un ou l'autre sans faire disparaître l'ensemble de l'Ancien (et aussi du Nouveau) Testament, tant ces réalités antithétiques font partie du tissu même de la Révélation qui nous les présente à l'œuvre tout au long de l'histoire du salut.
Pourtant, il ne s'ensuit pas que ces deux « sentiments » divins aient le même statut. En fait, la colère de Dieu n'a de sens qu'en fonction de son amour. Le parcours de la symbolique conjugale nous a bien fait percevoir qu'elle était la réaction d'un amour bafoué et trahi (voir notamment les expressions de la colère en Ez 16 et 23). L'élément premier n'est pas la colère mais l'amour qui, seul, peut rendre compte de toute l'histoire de l'alliance. La colère n'a aucun sens en dehors du projet constructif de Dieu.
Lecture d'Ex 34,5-7
Pour mieux percevoir cette articulation de la colère et de l'amour et leurs poids respectifs, il peut paraître opportun d'analyser brièvement la proclamation du Nom divin en Ex 34,5-7. Des trois révélations du Nom de Dieu (Ex 3,13-15 ; 6,2-8 ; 34,5-7), la dernière est aussi la plus riche ; elle nous fait pénétrer, autant que faire se peut, au cœur même du mystère. « Yhwh descendit dans la nuée et vint se placer auprès de Moïse. Il proclama lui-même son nom. Il passa devant Moïse et proclama : Yhwh, Yhwh... »
Cette proclamation du Nom divin est suivie du déploiement de sa signification ; composé de deux formules, sans doute primitivement indépendantes, mais par la suite articulées l'une sur l'autre. La première (v. 6b), appelée aussi formule de grâce, s'énonce ainsi : « (Yhwh, Yhwh), Dieu tendre et miséricordieux, / lent à la colère, plein de grâce (hèsèd) et de fidélité... ».
Elle se déploie uniquement sur le registre des attributs divins qui touchent l'être même de Dieu. On relèvera que ces qualifications ne relèvent pas de l'ordre de la puissance, mais de l'amour uniquement. Le nom de Dieu est « tendresse, miséricorde, patience, grâce, fidélité ». Ces attributs, toujours positifs, explicitent cette bonté (tûb) que, quelques versets plus haut, Dieu a promis de faire passer devant Moïse (Ex 33,19). Ce passage de la « bonté divine » ne se limite donc pas à une communication des bienfaits divins, il dévoile quelque chose du secret intime de Dieu.
La seconde formule (v. 7) évoque, elle, le comportement de Dieu : « ...qui garde sa grâce (hèsèd) jusqu'à la millième génération, / supporte faute, révolte, péché, / mais ne laisse rien impuni, car il punit la faute des pères sur les fils / et les petits-fils jusqu'à la troisième et la quatrième génération ».
Un comportement contrasté
Le comportement divin est donc ambivalent et contrasté. Dans le prolongement de la révélation de son être, ce comportement se veut d'abord positif. Le terme hèsèd, traduit ici par « grâce », fait le lien entre l'être (v. 6b) et le comportement de Dieu (v. 7). Intégré aux attributs divins en 34,6b, il commande au v. 7 le comportement (hèsèd) de Dieu « qui garde sa grâce jusqu'à la millième génération », c'est-à-dire, selon la symbolique biblique, à l'infini. Bien plus, ce v. 7a nous apprend non seulement que Dieu est tendresse mais qu'il est aussi pardon, puisqu'il « supporte faute, révolte et péché », explicitant ainsi l'expression « lent à la colère » du v. 6b.
La fin de la seconde partie (v. 7b) de cette grande révélation fait difficulté à beaucoup, et on peut le comprendre : comment Yhwh peut-il « punir la faute des pères sur les fils et les petits-fils » ? D'ailleurs, cette formule ne contredit-elle pas tout ce qui précède ? Sans vouloir nier la part d'obscurité de cette face du mystère, car il ne s'agit de rien moins que du problème du mal, l'analyse rigoureuse du texte peut apporter ici quelques lumières. On peut, bien sûr, invoquer d'abord la mentalité collective de ces temps anciens, selon laquelle le malheur (mais aussi le bonheur) d'un seul se répercute nécessairement sur l'ensemble de la collectivité. Cela heurte peut-être notre individualisme, mais reconnaissons à cette vision une part de vérité. Malgré sa formulation brutale, elle a le mérite de nous rappeler que, qui que nous soyons, nous sommes insérés dans une communauté sur laquelle le péché retentit nécessairement.
Une opposition intentionnelle
On relèvera l'opposition intentionnelle entre « mille générations » (pour la fidélité de Dieu) et « les trois ou quatre générations », objets de la sanction. L'amour de Yhwh est infini, son châtiment limité dans le temps. Trois ou quatre générations correspondent à la durée d'une vie humaine. Selon la solidarité familiale, telle qu'elle est conçue à l'époque, l'homme est béni en ses enfants (Jb 42,16) ; il peut aussi être châtié en ses enfants. Ce ne sont pas les enfants qui sont punis, mais le chef de famille ou de clan. Certes, cela n'explique pas tout, mais le langage biblique est nécessairement marqué par les catégories de pensée de son époque. On ne parlerait plus ainsi aujourd'hui.
Pour la question qui nous occupe, à savoir la coexistence, en Dieu, de la colère et de l'amour, il apparaît, à partir de ce texte, que si ces deux sentiments divins sont antinomiques, ils n'ont pas pour autant le même statut. L'amour seul définit l'être même de Dieu (v. 6b). La colère relève, elle, de son action (v. 7b).
Au passage, notons que l'évocation de l'amour s'étend sur un verset et demi, la colère seulement sur un demi verset. Cette disposition est significative ; elle reste pourtant à la superficie du texte. Il convient surtout de noter que cette dernière partie (v. 7b) ne peut contredire ce qui précède, d'abord le v. 7a qui précise que l'amour divin est pardon, mais aussi le v. 6b selon lequel Dieu « est lent à la colère ». Il doit y avoir une différence entre les péchés (au pluriel) du v. 7a et le péché (au singulier) du v. 7b. Dans le premier cas, Dieu diffère sa colère en vue de la conversion. Mais si l'homme refuse consciemment et définitivement cet appel à la conversion, si, en somme, il fait corps avec son péché, que peut faire Yhwh sinon châtier ? Le premier commandement du décalogue (Dt 5,9 s.) qui reprend la formule du v. 7 en l'inversant, précise : « ...un Dieu qui poursuit la faute des pères sur les fils et les petit-fils pour ceux qui me haïssent... ». Ne serait-ce pas là l'équivalent du péché contre l'Esprit, l'obstination volontaire et durable dans le péché, dont parle Nouveau Testament ? Quoi qu'il en soit, il y va de la liberté humaine. Dieu ne peut ni ne veut sauver l'homme malgré lui.
Une tension
Reconnaissons-le, ces réflexions ont leurs limites car on ne peut rendre pleinement compte du mystère de Dieu. Elles ont du moins le mérite de montrer qu'il y a comme un conflit en Dieu entre colère et miséricorde. Ce conflit traverse tout le récit d'Ex 32-34 à l'intérieur duquel se place la proclamation divine du Nom de Yhwh en Ex 34,5-7, et ce récit atteste qu'en définitive c'est l'amour qui l'emporte, puisque la tension se résout dans la conclusion d'une nouvelle alliance (Ex 34,10-28).
D'ailleurs, dans cette évocation dramatique du « grand péché », tout en exprimant sa colère et sa volonté de châtier, Yhwh multiplie les gestes de miséricorde. Mais répétons-le, si en Dieu l'amour l'emporte, c'est qu'il fait partie de son être même, tandis que la colère relève de son action. Elle est la réaction de l'amour blessé face à la trahison ; elle dépend en somme du comportement de l'homme pécheur qui risque de s'enfermer dans sa faute.
C'est précisément cette tension en Dieu entre la colère et l'amour que signifie l'expression étrange de la « jalousie de Dieu » qui intègre en quelque sorte les deux pôles antinomiques de l'affectivité de Dieu. L'analyse des passages qui la mentionnent permettra de confirmer que le dernier mot de Dieu est bien l'amour : « Je les guérirai de leur infidélité, je leur prodiguerai mon amour, car je suis revenu de ma colère » (Os 14,5).
© Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 149 (septembre 2009), "Un Dieu jaloux entrre colère et amour", pages 16-18.