Nous ne proposerons pas une définition des apocryphes, mais un certain nombre de caractéristiques communes...
Caractérisation des apocryphes chrétiens
En tenant compte des problèmes soulevés par ce débat, nous proposerons, non pas une définition, mais un certain nombre de caractéristiques communes, qui s’inspirent d’ailleurs de la définition proposée par Junod en 1983.
Ces écrits sont des textes chrétiens, qui émanent d’auteurs et de milieux qui se veulent chrétiens, même quand les personnages qu’ils mettent en scène appartiennent à l’A. T., et quel que soit, par ailleurs, le jugement que l’on peut porter sur l’orthodoxie doctrinale de leur milieu de production.
Par l’auteur auquel ils sont attribués, ou dans leur récit, ils impliquent ou mettent en scène des personnages et des faits qui relèvent des origines du christianisme ou, dans certains cas, de l’A. T. : Jésus, ses parents, ses grands-parents, ses apôtres, Marie-Madeleine, mais aussi Isaïe par exemple.
Ils se parent de l’authenticité, présentant comme vrais et authentiques les faits et les propos qu’ils rapportent ; même si, en réalité, la part de fiction y est très importante.
Ils se situent à un premier niveau, mettant en scène, racontant et rapportant les faits et les paroles en question, sans proposer de réflexion à leur sujet. Ce ne sont pas des discours théologiques qui argumentent sur ces faits et ces paroles.
Ils sont pseudépigraphes ou sans auteur nommé. Mais, dans tous les cas, leur auteur est en réalité inconnu. De plus, le lieu et la date de rédaction sont très souvent incertains. Dans nombre de cas, on est réduit à proposer des hypothèses au sujet des lieux et des contextes, ainsi que des fourchettes de dates vraisemblables, en fonction de critères internes au texte et de comparaison avec d’autres documents.
Le genre littéraire des apocryphes
Une délicate question est celle du genre littéraire des écrits apocryphes et de leur ressemblance avec celui des textes bibliques.
Les éditeurs des deux volumes des « Écrits apocryphes chrétiens » ont renoncé à la classification des textes en évangiles, actes, lettres et apocalypses. Ils lui ont préféré une classification qui croise des personnages et, tout de même, des genres littéraires ; ce qui confirme la difficulté du problème. C’est ainsi que, dans le premier volume, on trouve les sections suivantes : « Sur Jésus et Marie », « Visions et révélations », « Sur Jean-Baptiste et les apôtres » ; et, dans le second : « Sur Jésus et d’autres figures évangéliques », « Sur les apôtres », « Visions et révélations », « Lettres ».
Ne pas se fier au titre
Il convient d’être attentif au fait qu’un simple titre peut être trompeur, si on ne vérifie pas le contenu du texte ainsi désigné. Ainsi l’ « Évangile selon Philippe » (NH II, 3) est une collection d’instructions dont seules quelques-unes sont placées dans la bouche de Jésus, mais qui ne se présente nullement sous la forme d’un récit de ses actes, de sa mort et de son enseignement. On peut en dire autant de l’ « Évangile de la Vérité » (NH I, 3 et XII, 2). Quant à l’ « Épître des apôtres », elle se présente effectivement comme un texte adressé par les apôtres aux Églises d’Orient et d’Occident, mais son contenu rapporte principalement un entretien entre Jésus et ses disciples entre sa résurrection et son ascension et se rattache donc au genre du dialogue du Sauveur ressuscité avec ses disciples.
Parenté avec les Évangiles
Pratiquement, certains apocryphes ressemblent effectivement à des écrits du N. T. Tel est le cas des évangiles judéo-chrétiens ou de l’ « Évangile de Pierre » qui, pour autant que l’on puisse s’en rendre compte, avaient le plan d’un évangile canonique. D’autres s’en rapprochent sous un aspect seulement. Ainsi l’ « Évangile selon Thomas », un recueil de paroles de Jésus qui ressemble à des sections des évangiles canoniques qui regroupent de telles paroles, mais à ces sections seulement, puisque, si on y trouve quelques éléments narratifs, il n’y est question ni de la mort ni de la résurrection du Christ. Ainsi le « Protévangile de Jacques » qui s’intéresse à la naissance de Jésus, à ce qui la précède (naissance et enfance de Marie) et à ce qui la suit immédiatement (cycle de Jean-Baptiste et de Zacharie). Ainsi, plus généralement des évangiles qui se concentrent sur l’enfance, la mort, la résurrection et les apparitions de Jésus.
Parenté avec les Actes des Apôtres
Les actes apocryphes d’apôtre ont ceci de commun avec les Actes canoniques qu’ils rapportent les pérégrinations, les actes et les prédications d’apôtres. Mais ils se concentrent sur un seul personnage, dont ils racontent aussi la mort. On a aussi des actes qui mettent en scène un couple d’apôtres, dans une situation particulière.
Parenté avec l’Apocalypse
Les apocalypses relèvent du même genre que celui de l’Apocalypse canonique : une révélation sur les choses dernières. Mais un texte comme l’ « Apocalypse de Pierre » s’inspire davantage de ce que l’on nomme « Apocalypse synoptique », en particulier de Mt 24 dont son auteur s’est inspiré.
Parenté avec les lettres de Paul
Les lettres apocryphes sont transmises de manières variées. Celle « aux Laodicéens » se présente effectivement comme une lettre de Paul. Mais on voit aussi apparaître le genre de la correspondance, comme celle « de Paul et de Sénèque ». Quant à la correspondance de Paul et des Corinthiens, elle se trouve dans les « Actes de Paul ». Celle du roi Abgar et de Jésus figure dans la « Doctrine de l’apôtre Addaï ». Si on voulait le comparer au N. T., ce dernier écrit serait une sorte de mélange, puisqu’il concerne tout d’abord Jésus, qu’il contient une correspondance, et que l’essentiel de son récit relève de l’Acte d’un apôtre. On peut en dire autant de la « Lettre de Pierre à Philippe » (NH VIII, 2) qui est introduite comme une lettre, ressemble ensuite plutôt à des actes d’apôtres et inclut un dialogue de Jésus avec ses disciples.
Des ressemblances variables
Les récits relatifs à la « dormition » de Marie, qui mettent en scène la mère de Jésus et ses apôtres, n’ont en revanche pas de correspondant dans les écrits canoniques.
Les ressemblances littéraires entre les écrits apocryphes et les textes canoniques sont donc variables et plus ou moins étroites, selon les cas. On ne saurait rattacher tous les écrits apocryphes au genre des évangiles, actes, lettres ou apocalypses. Certains peuvent s’insérer dans ce cadre, d’autres en tenant compte de différences notables, d’autres relèvent de plusieurs de ces genres, d’autres enfin sont d’un type différent.
Il faut encore signaler que l’on pourrait rattacher aux écrits apocryphes certains témoins de la littérature canonique ancienne. Ils ont très peu de points communs avec les écrits bibliques, mais ils mettent aussi en scène les apôtres. Ce sont en effet des catalogues de règlements qui organisent la vie des Églises sur un certain nombre de points pratiques. Et plusieurs, afin de conférer de l’autorité à leurs prescriptions, les imputent aux apôtres eux-mêmes. C’est déjà le cas de la « Didachè », mais seul son titre (« Doctrine des douze apôtres ») le suggère. C’est clairement le cas d’un document comme les « Constitutions apostoliques », dont on date l’état final de la compilation des environs de 380. Le début du livre II est formulé ainsi : « À propos des évêques, voici ce que nous avons reçu de notre Seigneur ». Et certaines prescriptions particulières sont imputées à un apôtre. Ainsi Matthieu, pécheur repenti, qui profère des recommandations au sujet des pénitents (II, 39,1).
Des documents historiques ?
Une question qui intrigue et qui, il faut le dire, génère certains fantasmes, c’est celle de l’historicité du contenu de ces textes. Ont-ils conservé des informations crédibles sur ce dont ils parlent ? Certaines de ces informations, absentes des textes canoniques, seraient-elles plus fiables ? Auraient-elles même été cachées ?
Notons que, sous une certaine forme, ce genre de débat était déjà connu au IIe s., à en croire Irénée de Lyon. Selon ce qu’il écrit, les gnostiques affirmaient que les évangiles reconnus par l’Église catholique ne contenaient pas la totalité de la révélation, parce que les apôtres se sont mis à prêcher sans en avoir reçu la plénitude. Jésus aurait transmis d’autres enseignements qui auraient été recueillis par eux (AH III, 1-2). De fait, plusieurs évangiles d’origine gnostique se présentent comme le fruit de révélations particulières de Jésus, en particulier à l’un de ses disciples : Thomas (« Évangile selon Thomas »), Marie de Magdala (« Évangile selon Marie ») ou même Judas (« Évangile de Judas »).
Dans l’examen des textes de ce point de vue, trois niveaux doivent être pris en compte.
L’activité rédactionnelle
Ce premier niveau est déterminant et le ou les auteurs peuvent avoir intégré plus ou moins d’éléments de fiction. Disons-le, les écrits apocryphes sont, pour une grande part, des œuvres de fiction.
Le recours à des sources
Deuxième niveau : un auteur d’apocryphe n’a pas nécessairement tout imaginé, mais peut avoir intégré des éléments préexistants. Ceux-ci peuvent être littéraires ou oraux. Ils peuvent consister en des récits, des discours et des paroles, ou des faits. Le « Protévangile de Jacques » se fonde largement, tout en les réécrivant à sa convenance, sur les chap. 1 et 2 des évangiles de Matthieu et de Luc, mais aussi sur l’A. T. et sur les évangiles de Marc et de Jean, quoique dans une moindre mesure. Il intègre en outre des éléments qu’il a reçus par tradition (chap. 18), puisqu’il place la naissance de Jésus dans une grotte, fait que l’on connaît également par Justin (« Dialogue avec Tryphon 78 ») et Origène (« Contre Celse » I, 51). Il a certainement existé une tradition selon laquelle Jésus serait né dans une grotte, et ce n’est pas l’auteur de cet évangile qui l’a imaginée. L’auteur des « Actes de Pierre », quant à lui, a construit son récit autour de données traditionnelles comme la confrontation entre Pierre et Simon le Mage et la mort de cet apôtre à Rome ; il a aussi exploité un recueil de « Testimonia » (chap. 24) et une parole de Jésus connue par d’autres sources (chap. 38).
Historicité des documents et des traditions
C’est le troisième niveau. Que faut-il penser de l’historicité de la naissance de Jésus dans une grotte ? Difficile de se prononcer. Des textes comme l’ « Évangile de Pierre », celui « selon Thomas » ou celui « des Hébreux » ont été rédigés indépendamment des évangiles canoniques et en utilisant des sources comparables à celles sur lesquelles se fondent ces derniers. Ils reposent donc de toute évidence sur des éléments traditionnels qui, eux-mêmes, se réfèrent à des faits ou des paroles historiques. Toutes choses égales, nous sommes renvoyés ici aux mêmes problèmes de critique historique que pour les textes canoniques.
Sur ce point, chaque écrit apocryphe doit faire l’objet d’un examen particulier.
© Jean-Marc Prieur, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 148 (juin 2009), "Les écrits apocryphes chrétiens", pages 16-19.